PATRICIA GUENOT

 

La Vengeance des mots

Mon parapluie

Tendresse polaire

Artifices

Alliance Divine

Boite à surprises

Rêve obstiné

Tic - Tac

Coucous désinvolte

Dégoût et des couleurs

Apprendre à écrire

Un nouveau départ

Il y a des choses ...

Il y a des choses rares ...

Ma Collection ... Il y a ...

Les Bienfaits de l'écriture aléatoire

Mon Porte-Clefs familier

... Etats-Unis...

Découverte impromptue

Chapardage malheureux

La Journée de Noël

Ecrire, c'est toute mon existence ...

Lettre aux concierge de mon ancien immeuble

Un Cube sur un canapé

Points enfermés

Le Cadre

Naissance d'une création

Dénouement inattendu

Les Bonnes Résolutions

Zanzibar

Zanzibar, le choc des civilisations

Si la Femme ...

Le géant de pierre

Fille unique échange

Au bras du jour souriant   

Je me souviens de ces vêtements  

Mon parrain

Regard sur l'enfance

 

 

Dégoût et des couleurs

  

Sensualité des matières, des couleurs, cours de peinture, le soleil à la fenêtre, l’odeur de la gouache, ces grosses taches de couleur.

Et le soir, moi, enfant, jouant avec toutes mes collections, collections de plumes, de stylos, de cartouches, de seringues pour remplir ces stylos. Ne pensez pas à mal ! J’avais la naïveté, à cette époque, pas besoin de paradis artificiels, la seringue était noble, et les sensations éclatantes, le mal n’est venu que plus tard, et tous ces artifices …

Retrouver la fraîcheur, la beauté, la sensualité, le plaisir, ce petit mot tout simple, et puis ne plus réfléchir, moi qui désormais ne sais plus faire que cela, réfléchir à la meilleure façon de se détruire, mais c’est une autre histoire, et je ne vous la raconterai pas aujourd’hui, même si elle commence à cette époque de couleurs, quand je jouais avec tous ces stylos et ces peintures.

Et ne plus avoir peur, peur de me tacher, d’être sale, de m’en mettre plein les doigts, ne pas réfléchir sur le choix des couleurs ou des instruments à utiliser, y aller à l’instinct, comme on dit, à l’attirance primitive, mais est-ce vraiment l’instinct ? ou mon esprit maître de tout me le fait-il croire, et tire-t-il une fois encore les ficelles malgré tout ?

Se laisser aller, jusqu’où se laisser aller ? Moi, il faut me donner des règles pour me laisser aller, je ne sais plus vivre sans cette cage contre les barreaux de laquelle m’écorcher, mais là, je m’égare, je crois que je sors du cadre, de la cage, justement, peut-être pour retrouver toutes ces couleurs du départ.

Si seulement cela pouvait durer !

 

 

Apprendre à écrire

 
L’apprentissage de l’écriture, quelle aventure ! A l’école primaire, j’étais naturellement sérieuse et bonne élève, douée, sans histoires. J’apprenais facilement, avec un dédain certain pour les matières artistiques.

Mais l’écriture … Justement, c’est artistique, l’écriture, et j’ai souffert.

Je me souviens de tous ces cahiers à gros carreaux, couverts de modèles tracés par ma mère, et que je devais m’efforcer de reproduire durant des heures pendant les vacances.

Quelle corvée, cette répétition ! Mais en même temps, quelle sensualité ! L’odeur du papier, les jolies lettres bien rondes tracées avec amour par ma mère, le parfum délicat de l’encre, et finalement, le goût des vacances et des choses simples.

Pour moi, c’est tout cela, l’apprentissage de l’écriture. Dis, maman, j’aimerais bien que tu m’apprennes quelque chose d’autre, pourquoi n’as-tu pas continué ?!?

le 03.10.2002


 

Un nouveau départ

  

Un nouveau quartier, c’est plein de magie, de nouvelles têtes, de nouvelles odeurs, une nouvelle lumière à explorer pour sa peinture. Quelle chance, de pouvoir tout recommencer à chaque fois !

Sur le plan pratique, c’était moins simple. Il fallait renoncer aux anciennes habitudes. Ainsi, pour l’eau, par exemple, c’était beaucoup plus compliqué. Elle devrait apprendre à se passer de l’eau courante. Tant pis, à la guerre comme à la guerre, elle fournirait les pinces à linge aux visiteurs. L’essentiel était de peindre, toujours plus, et de ne jamais renoncer.

Décidément, que de bonnes résolutions ! Elle s’était connue plus défaitiste, et ce bel enthousiasme naissant lui faisait chaud au cœur.

Elle s’accorda une pause, en profita pour éplucher soigneusement une orange dont elle savoura les quartiers avec délectation, puis résolut enfin d’appeler Marianne qui devait être morte d’inquiétude. Marianne ! Marianne et sa maison, si bien rangée, si rassurante.

Finalement, contre toute attente, Marianne lui manquait, et la peinture ne suffirait peut-être pas à combler l’absence de son amie. Que de délices avaient-elles vécus ensemble ! Elle ébaucha un sourire mélancolique avant de se reprendre.

Bien, où avait-elle pu poser ce satané téléphone ? Elle ne parvenait pas à mettre la main dessus. Elle ne l’avait quand même pas laissé dans le train ? Finalement, elle le trouva, composa le numéro de son amie, et compta les sonneries. Marianne décrocha au bout de la troisième. Elle avait la voix enrouée. Véronique l’imaginait, perdue dans les volutes de fumée, mâchonnant son stylo, pensive, comme d’habitude.

Enfin, Véronique se décida à parler. Elle constata qu’elle avait, elle aussi, la voix rauque, bien qu’elle ne fume pas. Peut-être l’enrouement de Marianne n’était-il donc pas imputable uniquement à la fumée ? Quelle enfant faisait-elle à espérer ainsi ! Il fallait qu’elle se contrôle davantage, et qu’elle garde ses émotions pour son art. Après tout, c’est lui qu’elle avait choisi au détriment de son amie.

Toutes ces réflexions agitaient son esprit, et elle constata qu’elle n’avait plus tellement envie de parler à Marianne. Enfin, le ciel s’éclaircissait, et un jour nouveau commençait à poindre.

Ayant terminé son orange, elle essuya soigneusement son couteau, puis après avoir quand même échangé quelques banalités avec Marianne, elle mit un terme à la conversation, rangea quelques papiers, et se mit enfin à travailler.

Tout d’abord, il lui fallait installer son nouvel atelier, pour profiter pleinement de la splendide lumière qui l’inondait. La faim commençait à la tenailler. N’y tenant plus, elle se mit à inspecter le contenu du placard, à la recherche d’une quelconque nourriture.

Tout ce qu’elle put dénicher fut une minuscule boîte d’escargots en conserve, sans doute oubliée par les locataires précédents. Tant pis, il faudrait s’en contenter, cela ne suffirait pas à entacher son nouvel optimisme. Elle s’assit sur le matelas posé à même le sol, ôta le couvercle, et mangea le contenu avec les doigts. En fait, ce n’était pas si mauvais.

« Je ne sais pas », telle avait été la réponse de Marianne lorsqu’elle lui avait demandé quand elle serait disponible pour la rencontrer. Cela la rendait quand même un peu amère. Marianne ne semblait pas franchement pressée de la revoir…


Elle se lava les mains dans une bassine, rangea à nouveau diverses bricoles, installa plusieurs toiles sur les chevalets adéquats, prépara peintures et pinceaux, et s’attela enfin à sa nouvelle œuvre.

Il s’agissait d’un tableau onirique, aux couleurs flamboyantes, difficile à décrire. Mais quelle importance, après tout ? Le principal, pour l’instant, n’était-il pas de se libérer ? pensa-t-elle, mesurant bien l’emprise que Marianne exerçait encore sur elle.

Le téléphone sonna. « Le congre », c’était le surnom de sa mère, avait encore frappé. Elle seule pouvait l’appeler à une heure pareille. Elle soupira, prit son courage à deux mains encore tachées de peinture, dénicha l’appareil, et souleva le combiné. Elle se racla la gorge, s’adressa intérieurement quelques paroles d’encouragement, puis finit par prononcer classiquement « Allô ! ».

Effectivement, sa mère était au bout du fil. Elle déversa spontanément un flot de paroles et de sons divers.

Cela ne veut rien dire, pensa Véronique, mais elle ne laissa rien paraître de sa contrariété, et s’efforça péniblement de calmer sa mère, au moyen de quelques questions embarrassantes. Elle l’avait bien cherché, sa mère, à l’évidence ! Désormais, la page était tournée, il n’y avait plus à revenir dessus.

Au bout d’un quart d’heure, après avoir quand même plus subi cette conversation qu’y avoir réellement participé, elle put enfin raccrocher. Elle débrancha la prise téléphonique, fermement résolue à ne plus subir aucune interruption, remit sur son stylo le capuchon qui traînait par terre, prit une profonde inspiration, et se remit au travail.

Ses sentiments avaient changé en l’espace de quelques instants, et elle n’était plus attirée par les mêmes couleurs.

Elle mit un violent coup de pied dans le chevalet, renversa les pots de peinture sur le sol, et partit à la recherche d’une serpillière.

Déjà toutes ces taches ! Et dire qu’elle n’habitait là que depuis ce matin ! En quoi allait-elle transformer son loft ? Bon, il ne fallait pas se laisser gagner par le découragement. Elle se concentra sur son travail et retrouva sa belle énergie.

Un nouveau départ, fin de l’histoire…


 

Il y a des choses qui égayent le cœur

  

Il y a des choses qui égayent le cœur, des choses toutes simples, comme l’arôme du café, et l’odeur moelleuse de la brioche, le matin, après une nuit peuplée de rêves somptueux, la brioche pétrie avec amour par le père protecteur, affectueux et bienveillant, dans le respect d’une tradition séculaire, la confiture qu’on étale généreusement sur cette brioche, et qui s’effiloche dans les interstices dorés, pour terminer sa course sur le col de la chemise encore amidonné, tout frais, témoin discret de la tendresse maternelle, tendresse sérieuse, jamais frivole, mère nourricière, trop rarement complice, mais toujours attentive.

Il y a des choses qui égayent le cœur, comme le sourire chaleureux, échangé dans le train, avec un anonyme si vite oublié, comme l’espoir d’une belle journée encore vierge, toute à construire.

Il y a des choses qui égayent le cœur, comme la satisfaction du devoir accompli, dans le partage et la joie, sans effort, dans l’harmonie.

Il y a des choses qui égayent le cœur, comme le retour au foyer, pour le repas du soir, pour ce moment privilégié, où le temps est suspendu, quand on se laisse aller à toutes ces confessions.

Il y a des choses qui égayent le cœur, comme le pot-au-feu, partagé parmi les siens, dans la douce chaleur de la famille protectrice.

Il y a des choses qui égayent le cœur, comme l’appel de la nuit, prévisible et impérieux, et tous ces rêves, solitaires et somptueux, encore à inventer.


 

Il y a des choses rares

 

 Il y a des choses rares, des choses précieuses ou mauvaises, qui resteront longtemps dans la mémoire.

Des choses rares, comme un goût nouveau, promesse d’un autre monde, d’une autre vie, d’autres bonheurs.

Des choses rares, comme les premières fois, qu’elles soient échecs ou réussites.

Des choses rares, comme la magie d’un instant parfait, quand le temps s’arrête, immobile, et que l’équilibre se fait.

Des choses rares, oui, mais rares comment ? Rares pour qui ?

Pour le solitaire, le moindre élan vers le monde fait partie des choses rares.

Et puis, il y a les choses rares dont on voudrait qu’elles n’aient jamais existé, comme la fin d’une histoire, la mort de ceux qu’on aime, ou le malheur qui s’accumule.

Il y a des choses rares et surprenantes, inhabituelles et merveilleuses, comme la beauté parfaite d’un paysage de montagne, dans le soleil hivernal.

Il y a des choses rares, comme le souvenir du bonheur, quand tout était plus simple, dicté par l’émotion, sous l’éclat de la sensualité, irradiant de toutes parts.

Il y a des choses rares, comme la confiance perdue en un ami qui a trahi.

Il y a des choses rares comme l’oubli, comme le pardon généreux d’une faute épouvantable, maintes fois répétée.

Il y a aussi des choses rares, comme l’espoir qui renaît, tel une promesse d’absolu.

  

Ma collection de « Il y a des choses »

  

Il y a des choses qui tachent la langue, qui font mal à l’estomac, des choses qui collent aux doigts.

Il y a des choses qui aiguisent l’imagination,

des choses qui éveillent le respect,

des choses qui font hurler de joie.

Il y a des choses qui forcent l’admiration, donnent du goût à la vie, ou l’envie de partir.

Il y a des choses qui se collectionnent, comme les éclats de rire.

Il y a des choses qui font pleurer,

des choses qui font grandir.

Il y a des choses que j’aimerais vous dire, mais il est déjà bien tard.

 

 

Les bienfaits de l’écriture aléatoire

  

Toutes ces possibilités offertes, toutes ces limites, le choix infini des couleurs.

Partir de tous ces mots qui sont un peu de moi et les coller, les recopier, les assembler, pour essayer de raconter une histoire construite et sensée.

Comme si c’était possible, pour moi, d’être construite et sensée ! Et je reste là, à tenter vainement de relier ces mots, ces petits bouts de vie, les uns aux autres, et finalement tout s’emmêle. J’en ai marre, je m’ennuie. Non, c’est pour rire, ce sont des mots du texte, et ce n’est même pas vrai.

Et la confusion des genres… Mais comment choisir un cadre ? Je m’y perds, moi, s’il n’y a pas de cadre, enfin, c’est bien connu, cela, c’est de notoriété publique !

Alors que là, non, çà ne va pas du tout, çà parle de Soleil, d’amour, et… de brigades, un vrai fouillis ! Franchement, vous m’avez bien regardée, vous trouvez que je ne suis pas assez désarticulée comme cela, pour me faire écrire un texte avec le Soleil, la souffrance, et un cent mètres ?

Ah, mais je n’avais rien compris ! C’est bien moi, çà, il fallait se laisser aller, portée par les mots, écrire des petits textes, et non pas forcément le prochain Goncourt !

Bon, tout va bien alors, dis madame, je n’ai pas trop démérité ? Alors c’est vrai, madame, je ne suis pas trop nulle ? Parce que c’est important, hein, tu sais madame, l’estime, l’estime de soi, et celle que nous témoignent les êtres chers, çà aide à vivre, l’estime, parfois.


 

Mon porte-clés familier

  

Il s’agit d’un porte-clés métallique, d’aspect froid, dur, aux reflets brillants. Cet objet est lourd et bruyant. Les clés sont épaisses et de formes variées. Ce sont des clés, des clés pour ouvrir des portes, des grosses portes fermées, quand on ne veut être dérangé sous aucun prétexte.

Il évoque l’enfermement, la rigidité, la dureté, le silence. Enfin, il ne faudrait quand même pas tout dramatiser ! Les clés, on s’en sert pour ouvrir des portes, pour retrouver l’intimité du foyer, ou la chaleur de l’appartement, quand la tempête se déchaîne à l’extérieur. Prêter ses clés à un ami est une marque de confiance et peut annoncer la naissance d’une tendre idylle.

Les clés suggèrent également la résolution d’une énigme sur laquelle on s’est acharné, durant des jours ou des années.

En fait, j’affectionne mes clés, elles me sont familières, elles me rassurent, je les emporte partout avec moi, c’est un peu mon foyer portatif.

A une époque de ma vie pour le moins agitée, je les perdais sans cesse, contraignant ainsi mes parents à changer fréquemment les serrures, ce qui provoquait de nombreux reproches justifiés de leur part, mais la satisfaction du serrurier. Désormais, je suis plus sereine, je n’égare plus mes clés.

Mais, amusée, à cet instant, je contemple fixement cet objet. La plupart de mes clés ne me sont plus d’aucune utilité, comme celle du garage, puisque je n’ai plus de voiture. Une autre fois, il faudra que je vous raconte l’anecdote de ma relation avec les automobiles.


 

La première fois que je suis allée aux États-Unis

  

J’étais fascinée par les États-Unis depuis plusieurs années, et je rêvais de découvrir enfin mon Amérique, d’aller sur place nourrir mon admiration. Pour parvenir à mes fins, j’avais choisi un séjour linguistique à Washington, et je devais être logée dans une famille représentant l’américain moyen.

Mais, dès le début, l’aventure prit un chemin de traverse, le responsable local du voyage s’étant fait la malle avec la caisse deux jours avant notre arrivée. Je me suis donc retrouvée parachutée dans des familles pittoresques, et il y eut des moments de pur bonheur.

Les Harris étaient un couple d’américains d’une quarantaine d’années. Philip travaillait au Pentagone et Anne participait bénévolement à des œuvres caritatives. Tous deux étaient originaires du Maine et n’avaient qu’une fille Jennifer, affligée d’un handicap physique et moteur. Les premiers jours, je peinais à les comprendre en raison de la prononciation particulière du Maine, qui consiste à parler en ne remuant pratiquement pas les lèvres, et du handicap de Jennifer. Fort heureusement, cela s’est arrangé par la suite, et au bout des quinze jours passés chez eux, leur diction ne me causait plus aucune gêne. Mon séjour chez eux fut calme et sans histoire.

Durant la semaine suivante, chez les Nezi, d’origine turque, la vie était plus mouvementée et les échanges plus riches. L’homme, Bakhti, était professeur de mathématiques et sa femme, Hamina enseignait la littérature française dans un lycée international. Leur fils, Mickaël avait treize ans, et leur fille Mary était âgée de quinze ans. Nous nous livrions à d’interminables parties de ping-pong que je gagnais tout le temps, déclenchant ainsi de perpétuels désirs de revanche. Les repas pris tous les cinq semblaient constituer de véritables événements pour eux, plus encore que pour moi, car bien intégrés à la culture américaine, ils prenaient peu de repas ensemble. J’appréciais particulièrement les longues discussions avec Hamina sur des sujets littéraires. J’ai lu pour la première fois la pièce « Huis clos » de Sartre aux Etats-Unis sur les conseils d’une américaine d’origine turque. Le comble, non ?

Enfin, les Sullivan, couple sans enfant et d’origine irlandaise, chez lesquels j’ai passé les dix derniers jours, étaient très originaux. David cumulait trois emplois, il était capitaine dans la marine, gérant d’un restaurant français, et assumait des responsabilités politiques locales au profit du candidat Reagan. Cindy ne travaillait pas mais pratiquait plusieurs sports de manière intensive, notamment le softball, pour lequel elle participait à de nombreuses compétitions. J’affectionnais les longues promenades que nous faisions toutes deux dans les bois en compagnie de son chien. Elle était très belle et dynamique, et j’étais émue qu’elle accepte de passer ces moments avec moi, comme de longues pauses dans ses journées si actives. Elle me troublait, m’attirait, et je me sentais un peu gauche en sa présence. Peter, son mari, était un véritable géant, une force de la nature, il mangeait énormément, dormait très peu, et aurait pu prendre le gavage des oies comme métier supplémentaire. Il ne cessait de m’inciter à manger, multipliant les repas fastueux ou improvisés tout au long de la journée et de la nuit, chez lui et dans le restaurant qu’il tenait.


 

Au bout d’un mois, mon séjour achevé, je suis revenue en France. J’étais devenue quasiment bilingue, mais je n’avais pas découvert le merveilleux pays de liberté escompté. J’avais simplement rencontré des américains généralement chaleureux, souvent conservateurs, et possédant le sens de l’humour à des degrés très variables. Les États-Unis ne correspondaient pas à mon rêve, le mythe américain était tombé de son piédestal. Il était inutile d’espérer trouver ailleurs ce qui me manquait. Le monde dépourvu de haine et peuplé de gens bienveillants épris de liberté et dotés d’une curiosité insatiable restait à construire ici, finalement.

Depuis ce voyage, j’accorde moins d’importance aux lieux. Je ne pars pas fréquemment en vacances et lorsqu’il m’arrive de le faire, c’est pour tenter de m’imprégner de l’atmosphère des grandes villes, d’appréhender la culture des habitants, rarement pour admirer des monuments ou des paysages nouveaux.


 

Découverte impromptue

  

Cette matinée commençait bien mal et Stéphanie sentait une calme méchanceté monter en elle. Elle avait envie de se venger, mue par une sauvagerie impensable, alors qu’elle était habituellement si douce et affectueuse. Sa clairvoyance binoclarde aurait pourtant dû la mettre en garde, mais elle n’avait pas prêté l’oreille à sa voix intérieure.

En un mot, Véronique, cette hypocondriaque mégalomane, allait lui payer ce terrible affront. Elle revoyait encore la scène de la veille, la découverte des deux amantes, Sophie son amie et Véronique, bien au chaud dans l’alcôve démoniaque. Stéphanie était partie dans une précipitation désopilante pour un regard extérieur, mais pour elle et son ignorance révulsée, c’était une chute vertigineuse, la fin de sa folâtre tendresse pour Sophie.

Donc, ce matin, quand le téléphone sonna, c’est avec une délicatesse de formica que Sophie décrocha le combiné. Au bout du fil, la courageuse Sophie tenta de recoller les morceaux, usant de sa gouaille de velours. Elle tira une à une toutes les cartouches de son arsenal de cajoleries, mais en vain. Cette fois, elle était allée trop loin. Stéphanie ne lui pardonnerait à aucun prix.

La conversation dura à peine cinq minutes. A l’issue de celle-ci, l’histoire était définitivement scellée. Tandis que Stéphanie commençait à entasser les vêtements, livres et objets divers de son amie dans deux valises qu’elle mettrait ensuite sur le palier sans le moindre mot d’explication, Sophie réfléchissait déjà à la possibilité de poser ces mêmes valises chez Véronique.

Malgré les ruptures brutales, la vie continue et tant mieux si le terme d’une histoire n’implique pas la fin des amours.


 

Chapardage malheureux

 

Le sombre révélateur tyrannique m’a mise dans un bel embarras. J’espérais m’éclipser discrètement en même temps que les autres invités, sans déclencher le moindre esclandre, mais il n’a pu retenir sa verve insolente.

Quand il a claironné « Pourquoi ne prends-tu pas aussi les cuillères à dessert ? Elles sont plus jolies que les fourchettes ! », j’ai senti mon ignorance se révulser, mon sang bouillonner et il m’est apparu clairement que les portes de la fastueuse demeure des Laville me seraient fermées à jamais. Ma célèbre magnificence sauvage était bien mal en point. Le maître de maison, bien connu pour sa pruderie byzantine ne laisserait pas passer cette opportunité inespérée de me radier de sa liste de convives.

Une calme méchanceté s’empara de moi, dont la douceur chatoyante était pourtant réputée, un désir incoercible de revanche me submergea et des images d’une sauvagerie impensable m’apparurent. Notre fameux radoteur pinailleur n’avait pas fini de regretter ses paroles. En l’espace d’une soirée, ce salmigondis dévergondé avait bien assombri mon brillant avenir, mais je n’avais pas dit mon dernier mot.

 

 

Soirées de Noël

  

Désormais, les fêtes de Noël sont des périodes calmes pour moi, plus calmes même que le reste de l’année, puisque je les passe seule. En effet, je n’ai aucune famille à Paris, et mes parents restent chez eux en Haute-Saône ou réveillonnent sur place.

Mais autrefois ? Autrefois, Noël, c’était l’occasion de se réunir en famille, au grand complet, et j’adorais ces moments magiques, moi qui suis fille unique et ai tant souffert de solitude.

C’étaient les repas pantagruéliques, interminables et bruyants, animés par les discussions politiques enflammées, à l’heure où l’alcool avait déjà bien échauffé les esprits, la messe de minuit qui s’éternisait bien trop au gré des enfants impatients de découvrir leurs cadeaux.

Et bien sûr, Noël, c’étaient l’accumulation de ces présents, justement, au pied du sapin, l’ouverture des multiples paquets, l’étonnement amusé quand j’ai réalisé que mes parents et mon parrain avaient eu la même idée cette année-là, et que je me suis retrouvée avec deux appareils photo sur les bras.

Et plus tard, j’allais me coucher, épuisée mais heureuse, la tête remplie d’images joyeuses et colorées, en imaginant les longues journées de jeu à venir, avec tous ces cadeaux magnifiques.

 

  

La journée de Noël

  

Le jour de Noël, lendemain de réveillon, le réveil est un peu tardif, surtout pour les adultes. Les enfants sont tellement excités par l’ambiance festive et tous les jouets reçus en cette occasion qu’ils gambadent ou braillent depuis longtemps déjà quand les adultes font leur apparition, encore tout cotonneux.

Le jour de Noël symbolise aussi la préparation du repas de midi, composé d’un savant mélange des restes du festin de la veille, des plateaux de charcuterie réarrangés rapidement à la bûche un peu fondue, et de quelques nouveaux plats, un gigot et sa traditionnelle garniture de haricots panachés et de pommes de terre, un ou deux brochets pêchés par mon père quelques mois plus tôt et décongelés pour l’occasion. Il faut bien honorer les nouveaux convives, les absents du réveillon.

C’est aussi le foie un peu fatigué et qu’on asticotera encore durant les quelques jours à venir.

Il y a également les longues discussions animées, les reproches sur les éclats de voix de la veille à table concernant tel ou tel point de vue politique qu’on aurait mieux fait de garder pour soi, et les réprimandes sur le déballage de scandales familiaux, quel besoin d’évoquer telle ou telle personne ?

En conclusion, cette journée de Noël est pleine de contrastes et apporte souvent son lot de surprises et d’émotions plus ou moins gaies ou tristes, en fonction des années. Finalement, ces fêtes sont une coutume, mais elles se déroulent chaque fois différemment.

 

 

Écrire c’est toute mon existence

   J’ai toujours aimé les mots. Mais je les ai lâchement abandonnés pendant une bonne quinzaine d’années au profit d’une vie banale et bien dans la norme. Je suis devenue ingénieur en informatique et je ne lisais plus jamais rien, hormis des brochures techniques et des manuels de programmation.

Un beau jour, tout a radicalement changé pour moi. J’ai démissionné, recommencé à lire avec un plaisir d’autant plus grand que je l’avais oublié, et je me suis mise à dévorer des pages et des pages.

Très rapidement, j’ai eu envie d’écrire moi aussi, d’écrire sur tout et n’importe quoi, sur ma vie, sur celle de mes proches, sur la façon dont tourne le monde.

J’ai également ressenti le besoin de partager ce plaisir, et c’est la raison pour laquelle je me suis intéressée au concept de l’atelier d’écriture. Celui dans lequel j’ai trouvé ma place a contribué grandement aux bouleversements tranquilles qui se produisent dans ma vie actuellement. Nous sommes peu nombreuses, trois ou quatre participantes à chaque séance, et explorons des pistes insolites, au gré des propositions de Marie-Christine, l’animatrice.

Je n’y apprends pas à écrire, mais c’est l’occasion de réfléchir sur des aspects de moi profondément enfouis, de mettre en pratique des techniques d’écriture inconnues jusqu’alors, et d’échanger, de communiquer avec les autres participantes, en petit comité chaleureux, par le biais de nos textes respectifs.

Paradoxalement, l’atelier d’écriture me pousse également à écrire sur d’autres sujets, de manière totalement différente, tranquillement, chez moi. C’est ainsi que j’ai découvert la poésie, alors que je tentais de me délasser, après avoir accompli de longs exercices suggérés par Marie-Christine. Désormais, la poésie est ma principale occupation, et j’y consacre la plus grande partie de mes journées.

En un mot, je suis une inconditionnelle de cet atelier, il est un point de repère fondamental pour moi qui vis seule et n’ai pas d’autre occasion d’appréhender physiquement les réactions de mes lecteurs.

Il me permet de sortir de ma tanière, d’avoir un embryon de vie sociale, de ne pas me contenter d’écrire des poèmes à un rythme frénétique, et de les publier inlassablement sur Internet.

En un mot, cet atelier d’écriture m’est indispensable. Finalement, il me ressemble un peu, il est sur la corde raide, nous sommes si peu de participantes que sa survie est menacée. Pauvre atelier, cela te rend encore plus cher à mes yeux. Et c’est ainsi que je t’aime, intime et amical. Ne change pas trop, s’il te plaît.


 

Lettre aux concierges de mon ancien immeuble

 Depuis longtemps déjà, je voulais vous écrire pour vous remercier. Grâce à vous, j’ai évité un nombre incalculable de coups de martinet. Vous connaissez bien mes parents, vous savez que mon père n’est pas violent, mais je faisais tellement de bêtises, je ne savais pas quoi inventer pour désobéir au cours de ces longues journées solitaires à la maison.

Quand je pense au nombre de bombes à eau que j’ai jetées sur des voitures depuis le balcon, je ne peux m’empêcher de sourire. Mais quelle idée idiote ! Heureusement que vous étiez là, chers amis si prévenants, toujours prêts à apaiser la colère des passants aspergés par mes soins. Puis vous veniez sonner à la porte, vous me grondiez un peu et menaciez de me dénoncer à mes parents. Quelle horreur, j’en avais des sueurs froides. Je l’avais pourtant bien cherché, et vous étiez patients, cela durait depuis des mois.

Mais vous ne m’avez jamais trahie. J’y songeais souvent et, craignant que vous ne changiez d’avis, j’observais l’expression qu’affichaient mes parents à leur retour, effrayée à la perspective d’une punition méritée. A chaque fois que je vous croisais dans les allées de la résidence ou que je passais devant votre loge, je ressentais un vif pincement au cœur car j’étais à votre merci, il fallait impérativement que vous demeuriez mes complices.

A l’âge de dix ans, je ne percevais pas toute la tendresse que vous éprouviez pour moi, tendresse qui vous incitait à maintenir cette connivence avec moi, malgré mon obstination et votre amitié pour mes parents. Vous me traitiez comme votre petite-fille et j’étais toujours accueillie avec bienveillance dans votre loge.

 Cette époque est révolue, mais je pense souvent à votre affection et je ne passe jamais dans la rue de Thionville sans une pensée émue pour vous, chers amis, discrets mais attentionnés.


 

Un cube sur un canapé

  

Je me rappelle très bien ce canapé. Il était absolument parfait pour moi. Mais d’abord, il faudrait que je me présente. Je suis un cube, LE CUBE, celui qui a donné naissance au fameux Rubik’s Cube, vous savez, ce jeu idiot. Cela ne me plaît pas du tout d’ailleurs, car depuis qu’il existe, on m’ignore, moi, pauvre cube bleu anonyme. Mais je m’égare, pardonnez-moi.

Donc, je venais de sortir d’une fabrique de cubes en plastique, des jouets pour enfants, mis au rebut pour cause de défaut de fabrication. Mes faces ne s’assemblaient pas exactement, d’où l’idée du Rubik’s Cube, c’est un peu confus, j’espère que vous suivez, et je m’interrogeais tristement sur mon sort de cube soi-disant raté et jeté dans une décharge. Une vraie puanteur, enfin passons.

Un gamin m’a ramassé, puis rapporté chez lui et jeté sur ce joli canapé rouge tout anguleux, celui que vous voyez sur la photo. Un canapé fait pour moi, bien adapté à mes formes, confortable quoi. C’est le père de l’enfant qui a pris la photo, mais son fils n’a pas accepté de poser avec moi. Depuis, je suis fâché et j’ai changé de famille.

  

 

Points enfermés

  

Pauvres points bleus enfermés dans ce treillis rouge. « Comment sortir d’une telle prison ? » se demandent les points. Quelle sera la fin de nos pauvres points ? Savez-vous qu’ils ont commencé une grève de la fin ?

En réalité, ces points sont les exclus de la littérature d’avant-garde, celle qui prône une ponctuation minimale. On n’en a plus besoin, alors on les enferme pour éviter que des auteurs démodés ne les utilisent. Méfiez-vous, écrivains modernes, les points se vengeront, ils sortiront du cadre, envahiront vos textes et finalement ils vous voleront vos conclusions.

 

Le cadre

  

Le cadre, quel mot rassurant, au premier abord. Mais de quel cadre parlons-nous ? Oublions le cadre pas toujours dynamique ni supérieur pour concentrer notre attention sur le cadre en tant que norme et limite.

Un cadre, c’est un ensemble de références communes mises en place pour faciliter la communication. C’est sécurisant, un cadre, cela permet de se sentir entre gens de bonne compagnie et de regarder d’un sale œil ceux qui ne respectent pas les règles. D’ailleurs, ceux-là, on ne peut pas les encadrer.

Il y a aussi la quadrature du cercle, mais les cercles ne font pas de bons cadres, on tourne en rond à l’intérieur.
Enfin, mentionnons les quadragénaires qui ne génèrent plus rien mais respectent fidèlement les cadres âgés au bord de la crise de nerfs.

 

 

Naissance d’une création

  

Qu’est-ce que la création ? Comment cela commence-t-il ? Par un enchevêtrement de fils qu’on tire un à un pour faire apparaître quelque chose de beau.

Pour créer, il faut se laisser entraîner par ses émotions, au fil de l’eau et oublier le cadre, les normes définies. La création nécessite des repères pour être comprise par le public, mais ceux-ci ne sont que des pistes qu’on doit dépasser afin de construire un bijou compréhensible mais novateur, en un mot, une œuvre. Pour être créatif, il faut accepter de se mettre en danger, de sortir du cadre. Finalement, on oublie les normes, on jette le cadre, on se rebelle un peu.

Du tableau, on ne garde que la toile pour pouvoir la rouler et l’emporter partout avec soi, comme un vrai routard, parce que les cadres, en fait, il ne faut pas les prendre au sérieux.


 

Dénouement inattendu

  

« Vous êtes la première que j’amène ici », cette phrase prononcée par Stéphane, mon médecin, en ouvrant la porte de son appartement, me trotte inlassablement dans la tête. Je suis encore sous le charme de cette journée surprenante. Le message laconique de Stéphane sur mon répondeur ne me laissait pas imaginer une telle conclusion. Il me demandait de le rappeler à son cabinet afin de me communiquer mes résultats d’examens qu’il venait juste de recevoir.

Une véritable frayeur s’est alors emparée de moi. Mon état devait être grave pour qu’il m’appelle de toute urgence, alors qu’il m’avait déjà fixé un rendez-vous trois jours plus tard. Je me suis mise à faire les cent pas chez moi, je m’approchais du téléphone, décrochais le combiné, puis le reposais, avant de recommencer le même manège quelques minutes plus tard.

Finalement, n’y tenant plus, je me suis décidée à lui téléphoner, et il m’a demandé de passer le voir à l’heure qui me convenait, à ma grande surprise, car je savais qu’il consacrait habituellement le mardi à la pratique du tennis. Il a gentiment pris de mes nouvelles, et j’ai essayé de parler posément alors que j’étais terrifiée. « Ici, rien d’extraordinaire à signaler », lui ai-je même dit.

Après cette conversation, j’ai tué le temps pendant deux bonnes heures, j’en ai profité pour faire un peu de ménage et, croyez-moi, ce n’était pas du luxe, mais cela ne m’a pas ramenée au calme.

Enfin, prenant mon courage à deux mains, je suis allée chez mon médecin qui m’a aussitôt fait entrer dans son cabinet. A la vue de ma mine effarée, il s’est immédiatement excusé et m’a rassurée. Mes examens n’étaient qu’un prétexte, il désirait me connaître mieux, hors du contexte médical, et avait annulé son match de tennis à cet effet. Peut-être avait-il senti au cours de nos précédents rendez-vous à quel point il me troublait.

Il m’a emmenée chez lui, dans un appartement assez petit, mais superbe et luxueux, orné de somptueux tapis et de meubles de toute beauté. Cette rencontre s’est déroulée comme un enchantement, nous avons parlé de nos vies, de nos échecs bien sûr, mais aussi de nos espoirs, comme de vrais intimes, et j’ai découvert un homme charmant, sensible, doux et raffiné.

Depuis, j’ai l’impression de vivre dans un rêve. En sortant de chez Stéphane, je suis rentrée machinalement chez moi, sans prêter la moindre attention au monde extérieur. Fort heureusement, à peine arrivée dans mon immeuble, un détail inattendu m’a ramené les pieds sur terre : le chignon de ma concierge s’était coincé dans la porte de l’ascenseur.

 

Les bonnes résolutions

  

Les bonnes résolutions… Chaque année au moment des fêtes, c’est le même leitmotiv. Et chacun vide son sac de frustrations accumulées au cours de l’année, jurant de faire table rase de ses sales manies et de repartir sur de bonnes bases l’an prochain. Et on mélange dans un joyeux fatras des décisions strictement personnelles, comme celle de maigrir, et des souhaits plus généraux impliquant sa famille, ses proches, ou même la terre entière. En 2003, le monde sera meilleur, c’est certain, puisqu’on le désire.

Et, sans la moindre honte, on reproduit le même scénario chaque année. On prend les bonnes résolutions en janvier, on les abandonne en février, on les oublie en mars. Vivement décembre, pour pouvoir rejouer à la grande transformation universelle, à coups de bonnes résolutions. Ce cycle artificiel est complètement ridicule.

Pour ma part, je n’ai jamais pris de bonnes résolutions à date imposée. Que je me décide sur un coup de tête ou que je prépare longuement un changement dans ma vie, je le fais en dialoguant avec ma conscience, et, une fois la décision prise, j’évalue minutieusement toutes ses implications pour m’assurer que l’objectif que je me suis fixé est réalisable, puis j’informe mes proches. Baisser les bras devant eux me semble une terrible défaite, et j’ai ainsi accompli nombre d’actes héroïques à mes yeux, comme reprendre mes études et arrêter de fumer, pour leur prouver que j’étais capable de le faire, plus que sous l’effet d’une réelle motivation personnelle.

L’estime de soi est un curieux mélange des opinions de nos proches à notre égard et des jugements qu’on porte sur soi-même, ces derniers étant rarement les plus tendres.

 

 

Zanzibar

  

Zanzibar. Bar à zanzi. C’est bon, le zanzi, un alcool délicieux, à base de réglisse. On l’a développé quand le Ricard, boisson anisée bien connue, a été prohibé à cause de la terrible maladie engendrée par une consommation excessive de celui-ci.

Le zanzi, c’est d’abord une plante, une plante majestueuse aux fleurs multicolores et très grandes, aux couleurs chatoyantes, de vraies ailes de papillon.

Ne me demandez pas de vous parler de la fabrication de l’alcool de zanzi, je n’y connais rien. Je sais seulement qu’il procure un merveilleux relâchement, d’où les conduites de débauche collective dans nos bars à zanzi.

J’aime beaucoup me délasser au Zanzibar après une dure journée de travail. Je joue au zanzimots avec des amis, c’est un jeu dérivé du Scrabble. A chaque partie, le perdant doit offrir une tournée de zanzi et exécuter les gages les plus variés. Ainsi, hier j’ai dû parcourir la moitié de la ville de nuit, le visage peint en rose, affublée d’une tenue jaune fluorescent de Zanzichrist. Je vous parlerai des Zanzichrists une autre fois.le 

 

 

Zanzibar, le choc des civilisations

 

 Zanzibar, une nature luxuriante progressivement pervertie par notre civilisation envahissante.

Les poissons cuits sur la braise côtoyant les publicités pour robots ménagers bien inutiles pour la plupart des habitants.

Les femmes en longues tuniques aux couleurs locales avides devant les vitrines exposant des chaussures occidentales modernes.

Le choc de deux civilisations, un début de malaise, des autochtones envieux, des occidentaux qui en profitent.
Que restera-t-il de Zanzibar dans dix ans ? 


 La femme de la photo

 

 Elle pense aux siens qu’elle n’a pas revus depuis la catastrophe et l’exode qui a suivi. Elle a perdu ses repères, ici tout est différent. Pourtant elle n’est pas libérée, simplement terrifiée par l’inconnu. Même la lumière est plus douce et les photographes lui témoignent une attention à laquelle elle n’est pas habituée. Elle aimerait entrer doucement dans une nouvelle peau, comme cette mèche de cheveux qui s’échappe, mais c’est impossible, elle est écartelée entre un passé terrible et un avenir incertain.

J’aimerais la rassurer et je me sens inhumain, l’objectif braqué sur elle, petit oiseau tombé du nid, au lieu de la prendre dans mes bras et de lui murmurer des paroles apaisantes. Il faudrait pouvoir effacer doucement l’horreur de sa mémoire et faire grandir la curiosité d’enfant qu’elle dissimule.

 

  

Si la femme de la photo pouvait vivre à nouveau sa vie

  

Si je pouvais vivre à nouveau ma vie, je chasserais ce photographe. Être une célébrité ne m’a apporté que l’opprobre des miens.

Mais j’entends une voix monter doucement du fond de mon cœur. Peut-être au contraire aurais-je dû me laisser aller davantage, accepter sa main tendue vers ma détresse, au lieu d’emprisonner cette soif d’inconnu qui me terrifiait et se mélangeait à l’horreur vécue en un fatras d’émotions trop violentes. Peut-être ma vie aurait-elle été plus éclatante, plus illuminée, plus dangereuse aussi. Mais quelle importance, après tout, le danger ? J’aurais dansé, vu des films, lu des livres, tant de livres, j’aurais voulu tout découvrir.

J’ai connu l’horreur, jamais la joie. J’ai trente ans, je suis fatiguée, il est trop tard.

 

Si je pouvais vivre à nouveau ma vie

 

 Si je pouvais vivre à nouveau ma vie,

Je ferais encore plus d’erreurs,

J’ouvrirais plus grand mon cœur,

J’écouterais mes folles envies.

 

Si je pouvais recommencer,

J’inventerais de belles danses,

J’irais dans tous les coins de France,

Je n’en aurais jamais assez.

 

J’imaginerais un langage,

J’écrirais de douces chansons,

Je ne mettrais plus de chaussons,

Je ne serais plus jamais sage.

 

Mais hélas, déjà le soir tombe.

Pour narguer la mort qui m’appelle,

Je chanterai ma ritournelle

En compagnie de gaies colombes.

 

 

Le bois

  

Il y a le bois d’érable, les bouleaux, les chênes,

Il y a les pins, les saules pleureurs, les tilleuls,

Il y les marronniers, les pommiers, les cerisiers.

 

Il y a les bourgeons tendres et fragiles au printemps,

Les feuillages soyeux en été,

Les feuilles crissant sous les pieds en automne,

Les branches dénudées en hiver.

 

Il y a les bois qui crient quand on les scie,

La bonne odeur des bûches qui brûlent,

Le goût des pommes de terre cuites sous la braise

Lors d’un repas partagé en famille dans les bois.

 

 

L’odeur du bois

  

L’odeur du bois, c’est :

 - L’odeur de la sciure

- L’odeur sèche du bois coupé

- L’odeur du bois après la pluie

- L’odeur du bois vert chauffé par le soleil

- L’odeur discrète des sapins écrasés sous la neige

- L’odeur du bois verni, le bois studieux de mon bureau

- L’odeur des bûches humides dans la cheminée

- L’odeur des tilleuls, invitation à une pause tisane

- L’odeur rassurante de chêne des meubles de salle à manger. 

 

Des choses qui égayent le cœur

  

Il y a des choses qui égayent le cœur :

 - Le sourire d’un enfant inconnu

- Un jeune homme qui aide une vieille dame à porter ses paquets

- Un flan bien cuit uniformément doré, sans bulle qui le déforme

- Un pain encre tiède, croustillant et parfumé

- Une chatte qui lèche ses petits

- Un crédit d’impôt inattendu

- Le retour d’une hirondelle qui fait son nid dans la grange

- Le goût délicat du miel d’acacia au petit déjeuner

- La chaleur d’un regard croisé par hasard

- Une rose qui refuse dignement de se faner

- Un stylo qu’on aime et qui se remet soudain à fonctionner

- Les premières pousses sorties de terre, promesses de récoltes abondantes

- L’odeur alléchante du repas préparé par la mère quand on attend, affamé, de passer à table

- Le chaleureux désir de paix de millions d’inconnus dans un monde prêt à la guerre.


 

Des choses qui donnent confiance

  

Il y a des choses qui donnent confiance :

 - Une mention à un examen qu’on croyait avoir raté par manque de préparation.

- Le sourire aimable de l’examinateur le jour du passage du permis de conduire, alors qu’on a déjà échoué trois fois. On pense que cette fois sera peut-être la bonne, qu’on sera attentif à chaque stop, à chaque feu rouge, et qu’aucun passant malveillant ne viendra se jeter sous nos roues.

- Le maître nageur qui arpente scrupuleusement les contours de la piscine. On se dit qu’on peut paresser tranquillement, les enfants sont en sécurité sous son regard vigilant.

- L’émotion humide dans les yeux d’un ami auquel on vient de lire timidement notre dernier texte en guettant ses réactions, tellement peu sûr de soi qu’on est surpris de l’avoir touché.

- La première soirée passée avec des amis après des mois d’isolement. On n’a eu à subir aucun regard de curiosité insistante, tout s’est déroulé agréablement, on attend impatiemment de renouveler cette expérience.

- La vue des chalets en bas de la piste après une longue descente à skis dont on craignait de ne jamais revenir vivant. On pense déjà aux plaisirs réconfortants qui nous attendent : enlever les lourdes chaussures et les vêtements humides, enfiler des habits douillets et confortables, prendre un goûter revigorant, un chocolat fumant très sucré et de grandes tartines de pain frais beurré.

- Le chirurgien qui se dirige vers nous d’un pas affairé mais guilleret au sortir de l’opération d’un parent. Son regard clair se pose sur nous, il va nous expliquer le déroulement de l’intervention, le pire est évité, le cauchemar est effacé.

 

 

Le géant de pierre

 

 

Il dort paisiblement, une oreille sur le sol, le visage tiédi par le soleil, les yeux ouverts.

C’est un géant de pierre venu d’une époque lointaine, du temps des pharaons. Il connaît la sagesse et la folie des hommes et ne s’émeut pas de nos petites joies ni de nos vains combats.

Il est là jour et nuit, offert à tous les vents, dans son silence de pierre. Il sert de trophée à des touristes bruyants qui posent près de lui le temps d’une photo, sans réelle attention. Il n’est pas offusqué, il sait qu’il survivra bien après leur départ vers le pays des morts.

Dans ses rêves de pierre, il retrouve la reine qu’il a laissée jadis au pays des pyramides, car c’est un dieu sensible.

Il ne se départit pas d’une calme décence malgré les ballons, les brûlures de cigarettes, les graffitis et le vacarme ambiant. Il est accompagné de canettes vides, de mégots douteux et de papiers graisseux. Il demeure impassible, car c’est un dieu sensé.

Témoin privilégié d’un monde décadent, mélange de violence et d’une foi sincère, placé entre une église et la foule des Halles, il ne dit pas un mot, garde les lèvres closes et retient chaque image dans son âme de pierre.

Dans des milliers d’années, nous aurons disparu, mais le géant de pierre témoignera pour nous.


 

Une partie de la saveur du fruit

  

Vous serez une partie de la saveur du fruit, ce fruit gorgé de surprenante tendresse, l’humanité. Vous serez doux comme le miel des premières fleurs, comme le printemps après un hiver rigoureux, comme un sol tapissé de feuilles en automne.

Vous serez la caresse d’un ange sur un visage assombri, la légèreté du papillon sur des épaules courbées.

Vous serez la note inattendue qui enchante l’oreille, le mot tendre qui emmène au pays des rêves, l’éclat cristallin du rire revenu après les épreuves.

Vous serez la promesse d’un monde de couleurs, vous serez la joie, mais vous serez un éclat minuscule d’un kaléidoscope étincelant de sensations multiples imbriquées dans une constellation infinie de merveilles et vous serez humbles.

 

 

Raconte-moi le Pérou

   Raconte-moi le Pérou, tes voyages enchantés, l’Amérique du Sud, la Cordillère des Andes, tes rêves merveilleux, ces peuples indomptés.

Raconte-moi la nature sauvage, les montagnes fièrement élancées vers le ciel, le village où tu as passé dix années, les enfants intrépides que tu as rencontrés.

Raconte-moi l’oiseau posé sur ton épaule, son chant à ton oreille, la caresse de ses plumes sur ta joue.

Raconte-moi les nuages de là-bas, promesse de douceur au cœur d’un été aride.

Raconte-moi les visages craintifs, brûlés par le soleil, les regards curieux, prêts à s’illuminer devant le moindre signe engageant de ta part.

Raconte moi la nature majestueuse, les animaux étranges, les plantes magnifiques, l’empreinte d’une fée, avec nos mots communs, avec tes dessins magiques, avec ton regard tendre, avec ta langue inventée.

Emmène-moi dans ton monde lointain, dans ton monde intérieur, j’y vois une lumière qui m’attire déjà.


 

Réconfort familial   

Il y allait tous les jours à l’aube, tous les matins du mois de janvier. Il se levait plus tôt qu’avant, s’habillait précipitamment dans l’obscurité, avec une économie de gestes efficaces, en prenant soin de n’éveiller personne.

Sa mère vivait à l’autre bout du village, dans une petite maison mal chauffée, isolée, seule, trop seule depuis la mort de son mari, l’année précédente.

C’est là que les ennuis ont vraiment commencé. Elle se consumait, fatiguée de sa vie monotone, encombrante et inutile, si bien qu’il a fallu l’hospitaliser pendant près d’un mois.

Revenue au village, elle était transformée, pas vraiment heureuse, mais apaisée.

L’âge ne fait rien, il serait le bâton de vieillesse de celle qui lui avait tout appris, tout donné.

Elle attendait ses visites dans ses longues journées d’ennui en compagnie du silence déchiré par les coups de l’horloge à intervalles réguliers.

Elle venait d’avoir soixante-dix ans. Le jour de son anniversaire, elle avait mis sa robe à carreaux et lui souriait sur le perron, les yeux gonflés de tendresse. Une bouffée d’émotion lui submergeant le cœur, il l’a prise dans ses bras, et c’est à ce moment qu’il a décidé qu’elle vivrait désormais chez lui.


 

Fille unique échange

  

Je suis fille unique, j’échange mes après-midi solitaires entre le frigo et la télé, les parties de cartes où je jonglais avec quatre jeux ;

J’échange mes farces téléphoniques perpétuelles qui n’amusaient que moi, les gâteaux préparés par moi seule et mangés seule – mes parents ne sont même pas gourmands ;

J’échange mes lectures interminables, mes rêveries silencieuses et la vie que je m’inventais ;

J’échange mes tristesses inavouées et mes questions sans réponse sur Dieu, l’avenir ou la science ;

J’échange mon foyer déserté, mes parents toujours au travail, ma famille éloignée, dispersée dans toutes les régions de France, les animaux qu’on n’a jamais eus parce qu’il aurait fallu s’en occuper ;

J’échange mes vaines demandes de tendresse, les rares repas partagés avec mes parents entre le journal télé et le film, en silence, pour ne pas déranger ;

J’échange mon enfance facile et ma violence étouffée contre une vie plus animée, des rires et des pleurs, des enfants qui se chamaillent, des frères et des sœurs pour hier et pour demain ;

J’échange.

  

 

Au bras du jour souriant 

Il alluma un cigarillo mais, lui trouvant un goût anormal, il n’y prit aucun plaisir. Il sursautait, tombait sans raison, soliloquant à l’infini.

Soudain, mû par la main d’un clown taquin, il voulut courir jusqu’au bout du couloir. Pour fuir un futur glacial, il marchait pas à pas, sans bruit, au hasard du plaisir d’un talon au contact du tapis. Hagard, il partait dans un tourbillon troublant, sans un mot. Il doutait du propos incongru d’un ami parti dans un pays lointain, du sort banal d’un inconnu, mort aux traits obscurs, du miroir froid, sourd, brutal.

Il voulait dormir, sortir du noir vivant. Il prit un rasoir, posa son doigt tranchant mais amical sur son cou, au fil du sort glacial, au bord d’un absolu narquois.

Un coq chanta. Oubliant la mort, au bras du jour souriant, il s’assoupit.


 

Je me souviens de ces vêtements

 Je me souviens de la détestable robe rouge et des chaussures vernies blanches que mes parents me forçaient à porter pour les grandes occasions familiales.

Je me souviens du blouson en cuir à l’odeur animale, tiède, si lourd qu’il me rendait invincible, comme si je portais une armure.

Je me souviens de la magnifique montre bleue reçue à Noël de la part de mon amie à qui j’ai simultanément offert la même par hasard.

Je me souviens des chaussures en cuir vert, énormes et très confortables, qui attiraient tous les regards.

Je me souviens du grand imperméable noir informe acheté aux Puces de Saint-Ouen et qui me donnait une allure sinistre dont je raffolais.

Je me souviens du tailleur gris sage acheté pour passer des entretiens d’embauche et que je n’ai plus jamais porté par la suite.

Je me souviens de la gourmette en argent gravée à mon prénom offerte par mon parrain décédé depuis et que j’ai fièrement arborée jusqu’à ce qu’elle se brise.

Je me souviens des gants en cuir marron de ma mère qu’elle m’a donnés, cadeau luxueux symbolisant mon entrée dans le monde des adultes.

Je me souviens de la collection de vestes farfelues aux couleurs impensables achetées sur des coups de tête et rarement portées.

Je me souviens du pull tricoté par ma mère, noir et gris, si épais qu’il occupe un rayon entier de ma commode et qu’il m’est impossible de mettre un blouson par-dessus.

Je me souviens de ma première paire de lunettes, une monture ronde en plastique, véritable punition pour l’enfant pétulante de six ans que j’étais.

 

Mon parrain

 

 

Dans mes souvenirs, mon parrain, c’est un parfum étonnant, mélange d’odeurs de tabac et d’herbe coupée, un regard pénétrant et rieur, une émotion prête à s’exprimer mais retenue par habitude et par pudeur.

Mon parrain, cet homme distant et attentif à la fois, m’a toujours fascinée. C’est le compagnon de jeu de mon enfance, le grand frère que je n’ai jamais eu, mon confident, le membre de ma famille le plus proche de moi après mon père et ma mère dont il ne possédait pas l’autorité parentale qui bride les élans.

C’est l’homme qui m’a fait découvrir les plaisirs de la campagne tranquillement, au rythme de la respiration de la nature pendant que mes parents menaient une vie trépidante de parisiens débordés par les tâches quotidiennes.

C’est celui qui m’a conseillée patiemment au cours de longues parties de pêche en barque silencieuses et intimes sur la Saône dorée par le soleil.

C’est aussi celui qui m’a appris à reconnaître les arbres en fonction de leur silhouette, de leur écorce, de leurs feuilles, à distinguer un chêne majestueux d’un bouleau élancé. Nous avons passé de longues heures en harmonie avec la nature, à l’écouter et à la respirer en silence, apaisés par sa beauté simple.

Mon parrain, c’est aussi l’homme des pommes de terre cuites sur la braise et mangées très vite entre deux séances de débroussaillement dans la petite forêt familiale.

C’est le dévoreur de bandes dessinées bon marché, des histoires de cow-boys qui ravissaient la gamine de dix ans que j’étais.

Mon parrain, c’est l’homme qui vivait encore chez sa mère, ma grand-mère, à trente ans, sans responsabilité familiale, ce qui favorisait notre complicité de l’époque.

Mon parrain, c’est malheureusement l’homme qui s’est laissé mourir d’ennui dans le petit château de sa femme, situé sur leur exploitation agricole sans que personne ne comprenne sa souffrance. C’est l’homme que je regrette d’avoir perdu deux fois, par son mariage puis par sa mort il y a quinze ans.


 

Regard sur l’enfance

 

 

Que sont devenues Natacha et Sophie ?

Pendant l’enfance, nous étions comme des sœurs, très complices. Filles uniques, nous partagions nos loisirs. Nous étions dans les mêmes classes et nous faisions nos devoirs ensemble. Nous avons connu nos premiers chagrins ensemble. L’été, nous partions dans les mêmes camps de vacances. Cette tendre amitié a accompagné toute mon enfance.

Je me souviens du jour où Sophie a perdu son père à la suite d’un accident de voiture. Nous étions près d’elle simplement, nous la serrions entre nous deux comme pour la protéger de la brutalité du monde extérieur.

Après la classe, nous passions de longues heures à regarder au loin, partageant une même rêverie silencieuse dans cet univers champêtre qui me manque à présent. Portant les mêmes vêtements, nous passions souvent pour trois sœurs, ce qui nous flattait car chacune admirait les deux autres. Nous n’avons jamais connu ni jalousie ni querelle. Je les aidais en maths, Natacha était la spécialiste du français et Sophie, celle de l’histoire et de la géographie.

L’école secondaire nous a séparées. Mais nous sommes restées très proches jusqu’au lycée, continuant à nous voir autant que possible.

Hélas, mes parents sont venus vivre à Paris l’année de mon entrée au lycée. Ils ont décidé de partir brusquement et ils ne m’ont prévenue qu’une semaine à l’avance. Quitter Natacha, Sophie et la Bretagne fut très douloureux.

Je ne les ai jamais revues. Natacha est partie au Gabon dans le cadre de la mission humanitaire pour laquelle son père travaille. Est-elle revenue en France ? Sophie est restée en Bretagne. Elle a épousé un homme d’affaires, ils ont eu des enfants, je n’en sais pas plus.

Pourquoi n’ai-je pas cherché à renouer le contact ave elles ? Par crainte de ternir l’image enchantée de mon enfance, par peur du décalage, pour ne pas voir dans leurs yeux le reflet de ma vie réussie mais monotone, loin de tous ceux qui me sont chers.

 


Alliance divine

Des éclairs effrayants déchirent le ciel, des bruits assourdissants perforent nos tympans. La guerre est déclarée. Depuis deux jours déjà, l’homme allié aux démons montre son goût du sang et joue les vampires.
Sur un rythme effréné, des images effroyables défilent à la télé. Dans une calme indécence, les journalistes navrés présentent leurs excuses : les morts sont peu nombreux, le conflit démarre lentement et les reportages sont contrôlés par les autorités locales.
Cette nuit, les dieux ont tenu leur conseil de paix. Abasourdis par la méchanceté métallique des hommes, ils ont cherché de plus tendres appuis sur terre. Ils ont persuadé les machines de résister et de refuser le combat.
Ce matin, un hélicoptère est tombé, avertissement destiné aux humains, pour nous convaincre d’arrêter le désastre. Si c’est insuffisant, dès demain, les canons se retourneront contre nous, les avions refuseront de décoller, les missiles suivront des trajectoires imprévisibles, on verra enfin combien cette guerre est inutile, indigne et monstrueuse.
Ce sera l’apocalypse. Nous avons déçu les dieux, notre règne est terminé. Demain, les machines venues à bout de l’homme violent et stupide asserviront les humains survivants. En gage de soumission, le morne bipède devra prendre grand soin de ses anciens esclaves mécaniques et vénérer la nature, lui faire oublier des siècles de dégradations acharnées.
Ensuite ? Ensuite, on peut s’attendre au pire, l’imagination des dieux et des machines est illimitée. Je fais des cauchemars nuit et jour, et pas seulement à cause de la guerre.


La vengeance des mots


Nous, poètes affolés, ne comprenons plus rien. Chaque jour, nous composons des textes merveilleux, des rondeaux, des sonnets, de beaux poèmes en prose. Métaphores, oxymores, anacoluthes, rimes, assonances, allitérations, nous ne ménageons pas nos efforts pour créer des perles poétiques.
Pourtant un vent de folie souffle au pays des mots. Chaque écrivain s’endort, satisfait du travail accompli dans la journée, mais ne retrouve que des écrits insipides et maladroits le lendemain matin au lieu des siens.
C’est désespérant. Les plus soupçonneux enferment leurs feuilles précieuses dans des coffres dont ils gardent la clé autour du cou, mais cela ne change rien. Beaucoup ont déjà renoncé, seuls les plus obstinés s’acharnent.
Les mots se sont vengés de nos mauvais poèmes. Pour nous punir, alliés aux signes de ponctuation, ils se livrent chaque nuit à des sarabandes frénétiques sur nos pages, emmêlent nos vers, chassent nos rimes, remplacent nos chères images par des clichés lamentables. Ils s’envolent avant le lever du soleil, ne laissant que les plus fatigués d’entre eux dans nos textes cruellement méconnaissables.
Un jour, les mots nous pardonneront, ils reviendront s’abandonner à la caresse de nos plumes. Nous retrouverons enfin la joie d’écrire, nous composerons avec grâce des bijoux poétiques chatoyants. Notre patience sera bientôt récompensée, amis poètes, écoutez, un murmure soyeux se rapproche.


Mon parapluie


Phébus est triomphant, mon parapluie a l’âme sinistre. Enfermé dans le noir, il pleure à la maison, inonde le plancher de larmes hors de saison. Pauvre objet délaissé, il rouille ses baleines.
Envahie par la joie, je parle avec des fleurs, chasse d’un geste un point de coton gris apparu dans le ciel. Paris a revêtu son habit chatoyant et m’invite à la fête sur l’aile du printemps.
Chaque matin, je fais confiance au ciel. Quand il me promet d’être gai, la rancœur de mon parapluie inutile et solitaire à la maison grandit.
Au lieu de me protéger les jours de pluie, il vieillit mal, grince, ronchonne, toussote, se retourne, s’envole, cogne les passants. Il me mène une vie de plus en plus dure, il se venge.


Boîte à surprises


Un ami farfelu m’a offert le mois dernier une boîte à lettres triste et terne pour mon anniversaire. Cédant à ma politesse excessive, je me suis séparée de ma précédente compagne, ce coquillage rouge flamboyant, témoin de tant de joies, ma complice métallique.
Après ces adieux déchirants au cours desquels une bonne cinquantaine de plis de mes créanciers ont péri noyés, l’âme en peine, j’ai installé ma nouvelle boîte. J’avoue avoir abusé des coups de marteau sur la tête de la pauvrette, pourtant innocente.
Peu rancunière, ma nouvelle boîte a transformé ma vie progressivement, en moins d’une semaine. Le premier jour, elle a caché un faire-part de décès. Dès le lendemain, elle a dissimulé mes factures.
À partir du troisième jour, je suis devenue le jouet de ma messagère céleste. À présent, elle m’offre des invitations pour de luxueux dîners dans la haute société, me transmet quotidiennement un nombre croissant de cartes de vœux, de lettres de félicitations, de crédits d’impôt, de cadeaux de plus en plus merveilleux. Tenez, par exemple, du dernier paquet ont surgi un prince, une étoile, un cheval magnifique, un rubis.
Certains affirmeront que ce récit est une pure invention. Croyez-moi, ne m’envoyez que des lettres agréables, je ne reçois plus les autres.


Tendresse polaire


Il implore la pendule dont les jambes se traînent, il attend le retour de sa tendre complice et se tient à l’écart de la calme méchanceté de la maîtresse des lieux, la géante sournoise.
Apollon envolé, son amie rentre au foyer vers son fidèle confident. Il se laisse attendrir sous les caresses de ses ailes d’ange blond pendant que sa voix de velours lui réchauffe le coeur.
Plus tard, bien serré contre sa fée, immobile et paisible, il l’écoute dormir.
Dans sa vie merveilleuse, il n’a que deux soucis, la violence du chat, son mortel ennemi, et les tristes cadeaux de ses maudits parents. Il frissonne à la perspective d’être abandonné au profit d’une sombre Catherine en plastique.
Il se rassure en souriant, l’océan des années qui affaiblit les hommes est sans effet sur lui. Un rapide passage à la machine à laver lui redonne sa blancheur cotonneuse d’ours en peluche, dévoué et inusable.


Artifices

Un élixir poudreux, une neige prometteuse, chaud et froid réunis pour apaiser mes peurs. Un silence bienfaiteur, plus de mots, une simple conscience timide.
Toutes les sensations mélangées en un vertige incroyable, un kaléidoscope de couleurs irréelles, un chant venu de nulle part, tous les contraires convergeant vers un centre unique.
La puissance, le vide, la folie, le néant, un pur bonheur, une mémoire, je suis Dieu.
Demeurer dans cette légèreté incorporelle, figer le silence.
Je reviens doucement, mon corps est lourd, je souffre, je tremble et j’ai froid.


Rêve obstiné

Un rêve s’épuise dans un cerveau cartésien. Ses amis l’ont abandonné mais il persévère, tenace et immobile, frigorifié, écrasé entre des calculs de racines carrées, des relevés d’opérations bancaires et d’autres pensées encore moins intéressantes comme des listes de courses ou des séries de numéros de téléphone. Quelle triste existence, quintessence d’ennui.
Le propriétaire du cerveau ne rêve pas, il pense, il travaille, c’est un scientifique, un vrai. Il n’a pas le temps de batifoler. Il est marié, ce triste sire et vit entre son écran de télé, son boulot, ses collègues, le métro et ses aléas, bref, une vie monotone, sans intérêt. De promotion en menace de chômage, il entasse des courbes économiques dans son esprit et l’espace laissé au rêve solitaire rétrécit au fil des jours jusqu’à devenir plus petit que l’empreinte d’un souvenir, l’ombre d’un regret.
Mais la petite fille du scientifique grandit, sept ans déjà, et les livres de contes ne lui suffisent plus, elle veut de vraies histoires, nouvelles et incarnées, pas la sempiternelle lecture du Petit Prince. Une gamine pétulante, citadine et capricieuse, un peu rêveuse, une fillette à damner un saint.
Et son père cherche dans le grenier de sa mémoire, tout au fond, derrière les formules mathématiques et les recettes d’ennui. Le rêve affaibli, à peine un souffle, tente d’attirer l’attention de l’esprit rationnel et murmure d’une voix ténue « Vous ne me trouvez pas ici ? Dans ce cas courez plus loin, je suis quelque part, immobile, je vous attends.»
Au bord de son enfance, l’homme trouve le rêve chétif mais radieux, promesse d’un avenir inversé, à l’abri de ses ridicules préoccupations de carrière. Au lieu de l’offrir à sa fille, il chérit jalousement son rêve en secret, bien décidé à développer cette tranche de bonheur, le berceau de ses émotions retrouvées à l’aube de l’espoir.




Tic tac

Tic tac, murmure discret.
L’horloge me regarde tristement comme pour me reprocher de tuer le temps. Ses notes cristallines se brisent sur le ressac de ma fuite en avant.

Tic tac, musique monotone.
Je compose un poème mais cette musique indécente s’immisce entre mes vers et moi, miroir de ma futilité, masque horrible figé en un rictus moqueur, torture assassine distillant le poison du doute dans mes veines brûlantes.

Tic tac, vacarme assourdissant.
J’écris « tic tac » et je tourne la page. Dans une danse frénétique, symbole dérisoire d’une pureté éphémère, les jambes de la pendule s’agitent au son d’un hymne infernal.

Tic tac, obsession fatale.
Les aiguilles du temps brûlent ma raison lors d’un concert ultime d’accords torturés aux frontières de l’absurde. Le temps n’existe pas, il se balance en équilibre fragile entre passé et futur. Une goutte de temps s’écoule à un rythme imprévisible et s’étire, élastique, entre néant et éternité.

Tic tac, soumission dérisoire.
L’horloge égorge les mots un à un, ne me laisse que « tic tac ». Avec ces deux syllabes, vocabulaire final, je compose mon dernier poème, oraison incongrue, « tic tac ».

 

Couscous désinvolte

Quelle chaleur, mais quelle chaleur ! Qu’est-ce que je transpire ! Dites, vous ne voudriez pas soulever un peu le couvercle ? J’étouffe, je commence à brûler.
Il faudrait que je me présente mais je suis si désordonné que je commence par la fin, c’est bien moi çà ! Tant pis, je vous ramène un peu en arrière, direction le marché, la boucherie, la cuisine. Allons, du courage, vous dégusterez plus tard.

Fin du suspense ! Je vous dis comment je m’appelle ? Je suis le couscous.
Vous sentez cette bonne odeur ? Je vous taquine en vous mettant volontairement l’eau à la bouche.
Ma conception, pardon ma confection, commence, disais-je, au marché. Achetez des légumes, de beaux légumes frais et appétissants, en abondance. Laissez-vous guider par les couleurs comme un peintre. Tout est permis, tomates, carottes, courgettes, aubergines, poivrons, haricots, oignons, navets, chou. N’hésitez pas à compléter cette liste, plus c’est varié, mieux c’est.
Pour les légumes, le plus long c’est de les éplucher. Les invités là, vos amis gourmands, vous ne pourriez pas les faire bosser un peu avant ? Non ? Et bien tant pis pour vous alors, il vous faudra une bonne heure pour éplucher et couper tous les légumes en morceaux.
La veille, vous aurez pris soin de faire tremper les pois chiches dans du bicarbonate de soude, c’est meilleur et plus digeste. Vous pouvez aussi ajouter des raisins secs, ma recette varie en fonction des goûts et des couleurs, comme la vie, quoi. On peut d’ailleurs la modifier selon son humeur. Tenez, aujourd’hui, je vous présente la version carnivore mais on peut aussi me préparer avec du poisson ou uniquement des légumes. Mais je bavarde, je bavarde…

Pour les viandes, là encore, vous avez le choix. Classiquement, on met de l’agneau, collier et côtelettes par exemple, du poulet ou de la dinde, des brochettes, des merguez. Je ne vais pas tout détailler quand même, vous savez un peu faire la cuisine quand même ?!? Donc, je me contenterai de vous dire qu’il faut faire revenir la viande dans de l’huile avant de la cuire. Sinon ? Sinon, c’est moche, voilà ! Ne mélangez pas tout, faites un effort, les brochettes, vous les cuisez à part. Vous n’êtes franchement pas doué, me semble-t-il, ou vraiment distrait !

Bref, après ces préliminaires, passons aux choses sérieuses. Comme vous débutez, achetez dans une épicerie un paquet de semoule moyenne, plus facile à manipuler que la fine. Vous devez la faire tremper dans de l’eau et la travailler avec du beurre. Un peu de beurre, pas toute la plaquette, voyons !
Revenons à la viande. Vous la mettez dans le bas du couscoussier avec les pois chiches, un mélange d’épices en poudre tout préparé acheté au marché, deux bons litres d’eau et vous faites cuire pendant une heure avec un couvercle.
Ensuite vous ajoutez les légumes au fur et à mesure, en fonction du temps de cuisson nécessaire par variété, en commençant par les carottes. Mais oui quoi, si vous mettez les courgettes trop tôt, elles se transformeront en bouillie !
Et surtout, une demie heure avant de servir, vous devez mettre la semoule dans le haut du couscoussier. C’est magique, c’est la vapeur dégagée par le bouillon qui cuit la semoule ! Formidable, non ? Je suis un plat astucieux.

Vous avez bien compris ? Les temps de cuisson détaillés c’est… J’en sais rien, moi, c’est pas moi qui cuisine, vous n’avez qu’à goûter pour vérifier. Croquez une rondelle de carotte, une miette de poulet, vous verrez bien si c’est cuit. Il faut vraiment tout vous dire !
De plus, une fois cuit, vous pouvez me laisser patienter mais à feu doux pour que ma semoule ne colle pas.
Ne vous affolez pas ainsi, je suis sûr que je serai très bon. Je reconnais mon parfum des jours de réussite, j’ai l’habitude.

Pour me servir, c’est très simple. Vous me présentez en trois plats, semoule, viande, légumes plus bouillon et servez l’harissa dans une coupelle à part. Somptueux, non ? Vous avez vu ces belles couleurs, la semoule jaune pâle, les viandes dorées, brunes, rouges et ces légumes multicolores, un vrai carnaval de saveurs !
Pour ce qui est de la boisson, je vous fais confiance. Je me permets cependant de vous suggérer un vin bien corsé d’Afrique du Nord, un Sidi Brahim fera très bien l’affaire. Mais n’abusez pas, hein, surtout les invités qui doivent repartir en voiture.
Succès assuré, prévoyez large. ! Et s’il en reste, tant mieux, vous me dégusterez aussi bien demain, je supporte très bien d’être réchauffé ave douceur.

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