Vingtième siècle

 

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Franz Kafka (1883 - 1924)

Franz Kafka nait à Prague le 3 juillet 1883. En 1908, après des études de droit, il occupe un emploi dans une compagnie d'assurances. Il commence son "Journal" en 1909 et publie son premier ouvrage en 1912 (Regards). En 1912, il rencontre une jeune berlinoise, felice Bauer. Il écrit Le Verdict en 1912, La Métamorphose en 1913 et Le Procès en 1914. En 1917, il rompt définitivement sa liaison avec Felice Bauer. La même année, sa tuberculose est diagnostiquée. Rédaction de La lettre au père en 1919 suite à la rupture de ses fiançailles avec Julie Wohryzek. En 1920 il rencontre Milena Jesenska qui entreprend de traduire ses textes en tchèque. Rédaction du Château en 1922. En 1923, Kafka fait la connaissance de Dora Dymant qui sera sa dernière compagne. ils s'installent à Berlin, où Kafka rédige plusieurs textes. En 1924, devant la dégradation de son état de santé Kafka est ramené à Prague, puis transporté dans un sanatorium près de Vienne. Il meurt le 3 juin 1924. Il est enterré à Prague.

Le procès (extrait)

Il est tout de même étrange qu'en se réveillant le matin on retrouve tout, du moins en général, exactement à la même place que la veille. On a été pourtant dans le sommeil et dans le rêve, dans un état tout différent de celui de l'homme éveillé, et il faut une présence d'esprit infinie, un sens étonnant de la riposte, pour situer tout ce qui est là, dès qu'on ouvre les yeux, à la même place que la veille. Aussi le moment du réveil est-il le plus risqué de la journée et une fois ce moment surmonté sans qu'on ait été changé de place on n'a plus à s'inquiéter le reste du jour.


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Claude Nougaro

Ô Toulouse

Qu'il est loin mon pays, qu'il est loin
Parfois au fond de moi se raniment
L'eau verte du canal du Midi
Et la brique rouge des Minimes

O moun païs, ô Toulouse, ô Toulouse

Je reprends l'avenue vers l'école
Mon cartable est bourré de coups de poing
Ici, si tu cognes, tu cagnes
Ici, même les mémés aiment la castagne

O moun païs, ô Toulouse

Un torrent de cailloux roule dans ton accent
Ta violence bouillonne jusque dans tes violettes
On se traite de con à peine qu'on se traite
Il y a de l'orage dans l'air et pourtant

L'église Saint Sernin illumine le soir
Une fleur de corail que le soleil arrose
C'est peut-être pour ça malgré ton rouge et noir
C'est peut-être pour ça qu'on te dit Ville Rose

Je revois ton pavé, ô ma cité gasconne
Ton trottoir éventré sur les tuyaux du gaz
Est-ce l'Espagne en toi qui pousse un peu sa corne
Ou serait-ce dans tes tripes une bulle de jazz ?

Voici le Capitole, j'y arrête mes pas
Les tenors enrhumés tremblent sous leurs ventouses
J'entends encore l'écho de la voix de papa
C'était en ce temps-là mon seul chanteur de blues

Aujourd'hui, tes buildings grimpent haut
A Blagnac, tes avions sont plus beaux
Si l'un me ramène sur cette ville
Pourrai-je encore y revoir ma pincée de tuiles

O moun païs, ô Toulouse, ô Toulouse


 

 

Jacques Brel

NE ME QUITTE PAS

Ne me quitte pas
Il faut oublier
Tout peut s'oublier
Qui s'enfuit déjà
Oublier le temps
Des malentendus
Et le temps perdu
A savoir comment
Oublier ces heures
Qui tuaient parfois
A coups de pourquoi
Le cœur du bonheur
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Moi je t'offrirai
Des perles de pluie
Venues de pays
Où il ne pleut pas
Je creuserai la terre
Jusqu'après ma mort
Pour couvrir ton corps
D'or et de lumière
Je ferai un domaine
Où l'amour sera roi
Où l'amour sera loi
Où tu sera reine
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Je t'inventerai
Des mots insensés
Que tu comprendras
Je te parlerai
De ces amants-là
Qui ont vu deux fois
Leurs cœurs s'embraser
Je te raconterai
Une histoire de ce roi
Mort de n'avoir pas
Pu te rencontrer
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
On a vu souvent
Rejaillir le feu
De l'ancien volcan
Qu'on croyait trop vieux
Il est paraît-d
Des terres brûlées
Donnant plus de blé
Qu'un meilleur avril
Et quand vient le soir
Pour qu'un ciel flamboie
Le rouge et le noir
Ne s'épousent-ils pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Je ne vais plus pleurer
Je ne vais plus parier
Je me cacherai là
A te regarder
Danser et sourire
Et à t'écouter
Chanter et puis rire
Laisse-moi devenir
L'ombre de ton ombre
Une ombre de ta main
Une ombre de ton chien
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
 


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Le plat pays

Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague
Et des vagues de dunes pour arrêter les vagues
Et de vagues rochers que les marées dépassent
Et qui ont à jamais le coeur à marée basse
Avec infiniment de brumes à venir
Avec le vent de l'est écoutez-le tenir
Le plat pays qui est le mien 
Avec des cathédrales pour uniques montagnes
Et de noirs clochers comme mâts de cocagne
Où des diables en pierre décrochent les nuages
Avec le fil des jours pour unique voyage
Et des chemins de pluie pour unique bonsoir
Avec le vent d'ouest écoutez le vouloir
Le plat pays qui est le mien 
Avec un ciel si bas qu'un canal s'est perdu
Avec un ciel si bas qu'il fait l'humilité
Avec un ciel si gris qu'un canal s'est pendu
Avec un ciel si gris qu'il faut lui pardonner
Avec le vent du nord qui vient s'écarteler 
Avec le vent du nord écoutez-le craquer
Le plat pays qui est le mien 
Avec de l'Italie qui descendrait l'Escaut
Avec Frida la blonde quand elle devient Margot
Quand les fils de novembre nous reviennent en mai
Quand la plaine est fumante et tremble sous juillet
Quand le vent est au rire quand le vent est au blé
Quand le vent est au sud écoutez-le chanter
Le plat pays qui est le mien. 


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Jacques Brel
Chansons


LITANIES POUR UN RETOUR

Mon cœur ma mie mon âme
Mon ciel mon feu ma flamme
Mon puits ma source mon val
Mon miel mon baume mon Graal

Mon blé mon or ma terre
Mon soc mon roc ma pierre
Ma nuit ma soif ma faim
Mon jour mon aube mon pain

Ma voile ma vague mon guide ma voie
Mon sang ma force ma fièvre mon moi
Mon chant mon rire mon vin ma joie
Mon aube mon cri ma vie ma foi

Mon cœur ma mie mon âme
Mon ciel mon feu ma flamme
Mon corps ma chair mon bien
Voilà que tu reviens.

 

 

Odilon-Jean PÉRIER (1901-1928)

Je ne chanterai pas très haut ni très longtemps

Je ne chanterai pas très haut ni très longtemps

Je ne chanterai pas très haut ni très longtemps. 
C'est à mon plaisir seul, à vous que je m'attends 
Égalité du cœur, honnête poésie. 
Je n'ai rien de meilleur que cette humeur unie, 
J'éprouve la couleur le grain de mon papier 
Et l'incertain trésor que j'y viens gaspiller.

Toute pleine de moi, page sans bornes, vive 
Étendue où respire une blanche captive, 
Mon amour est sur toi comme un ciel éclairé. 
Je me retrouve ici seul et désaltéré. 
J'ai placé mon bonheur dans un calme langage :
J'aime, et jusqu'aux détours, la route où je m'engage.

Il est sur la cité cinq heures du matin 
Dont les vapeurs de l'aube ont brouillé le dessin. 
Déjà le boulanger quitte son four sonore, 
La nuit aux marronniers, pâle, repose encore, 
L'espace doucement a reçu les oiseaux 
Et la sirène crie au milieu des bateaux.

Tout le gris éventail d'une ville éveillée 
Ouvre son paysage au seuil de ma journée 
Et parmi les couleurs de l'arrière-saison 
Je dispose le monde autour de ma maison :
Ici d'humides toits glissent dans la lumière, 
Se perd par la fumée une étoile dernière, 
Un cerisier profond règne sur mon jardin 
Et se charge de jour le gazon citadin.
Arbres, roses, pelouse, il n'est rien qui ressemble 
A l'édifice pur que vous formez ensemble, 
Mais combien difficile à ne point abîmer...

Le beau temps me baptise et fait son feu léger 
Parcourir, éveiller un esprit sans faiblesse. 
Le thé que je compose est philtre de sagesse, 
L'eau tire de sa feuille une riche liqueur ; 
J'en éprouve longtemps la pointe et la vigueur. 
Ô Thé miraculeux dans cette porcelaine 
Au prix d'un or si fin que la richesse est vaine ! 
Penché sur ton miroir comme les japonais 
Respectueusement je respire la paix, 
Je repose les mains sur une blanche table 
Et le calme où je suis devient si délectable, 
De si divine sorte et légèrement fait, 
Que toute ma journée en sentira l'effet.

Cette chambre aux murs bleus ouvre dans le feuillage. 
La vigne vierge y pousse une flamme sauvage, 
Des meubles de bois sombre y luisent simplement 
Et le corps est heureux de son embrassement, 
Haute fenêtre d'or où ma ville s'appuie, 
J'allume en votre honneur une pipe chérie :
Un feu doux et léger bouge au creux de la main, 
Dont la chaleur me fait profondément humain. 
J'écoute s'éveiller mille voix diligentes, 
Battre les lourds tapis et chanter les servantes, 
Bruxelles accomplir un rite matinal.

J'avance, l'air entier sonne comme un cristal 
Et l'Automne guide mes pas aux avenues. 
Pourtant il faut chanter les plus petites rues :
Du soleil s'abandonne à leur pâle pavé 
Et le ciel alentour touchant et délavé.
Les marchandes de fleurs y cherchent un sourire ; 
Elles ont la couleur des choses qu'on désire 
Et, parmi le trésor le plus rafraîchissant 
Vivantes, elles font un murmure glissant. 
Dans sa robe d'argent comme une vieille amie 
Voici pour mon repos la place Stéphanie, 
Votre haute fontaine ô Porte de Namur, 
Et les jardins du Roi pénétrés par l'azur.

Il est près de Midi. Je vois des hommes vivre. 
Passe un cheval dansant, brillant comme le cuivre, 
Une. petite fille aux magnifiques dents, 
De célèbres messieurs, des cigares ardents. 
Comme, au long des trottoirs, une bête docile, 
Se range proprement la souple automobile ; 
Des femmes sans couleur se tenant par la main 
Avancent au milieu d'un silence inhumain. 
Leurs cheveux sont ornés d'une rose glacée, 
Cette blouse déteinte et leur lèvre blessée ; 
Elles ne savent pas saluer le soleil.

Terrasse des cafés sous un lierre vermeil 
D'où je vois s'agiter ma ville industrieuse, 
Boulevard aussi beau par ta robe poudreuse 
Qu'un fleuve déployé dans son vaste dessin, 
Maisons de mes amis, la mienne, mon jardin, 
Champs d'avoine et d'air pur qui faites la banlieue, 
Nuages sur les toits et dans la pierre bleue, 
Vous êtes le décor que je donne à ces vers.

Qui m'aime, aime ma ville et me suive au travers.

Dans le bois de la Cambre, un facile Dimanche, 
Sous l'aile des pigeons cette île toute blanche, 
Cette île, autour de quoi les feuillages et l'eau 
Ferment dans le brouillard leur précieux anneau,
Ne vous est-elle pas, distraite citadine, 
Comme, après le soleil, une pluie haute et fine 
Nourriture du coeur et gage de santé ?

Mes rames dérangeant un trésor argenté, 
La barque obéissante échappe à son sillage. 
Vous êtes mon ami, sylvestre paysage, 
Vous êtes la dernière et meilleure raison 
De qui ne connaît plus le dieu de sa maison. 
Mais déjà s'abandonne une image de rive 
Au mouvement d'amour de cette onde attentive 
Quand se répand sur elle et l'épouse le soir 
Comme une jeune haleine obscurcit son miroir. 
Déjà s'ouvrent, au fond d'un feuillage docile, 
Les fleurs blêmes du gaz, les lampes de la ville ; 
Une auréole tombe au pied d'arbres en feu, 
Pâle et vaste, que j'aime, et qui m'égare un peu. 
Adieu, domaine pur...

Bruxelles se déploie. 
Une foire opulente alimente sa joie ; 
Écumeuse comme elle et pleine de danger 
Je regrette la mer, au moment d'y plonger. 
Grosses roses de bois, carrousels de banlieue ! 
Un vertige saisit la fille en blouse bleue, 
De tendres Grenadiers la soutiennent à point. 
Un clown ouvre les bras, je lui souris de loin. 
Je goûte ma faiblesse avec sollicitude, 
Je me trouve, sans but et sans inquiétude, 
A cette chaude foule un corps abandonné... 
J'admire la souplesse et le bien-ordonné 
D'une montagne russe au-dessus des feuillages :
Elle déroule un rail, visite les nuages, 
Et chavire la foire ! et sombre ! et, mollement, 
Berce, caresse, vide un corps convalescent...

Au front des promeneurs que cette foule mène 
Au sommeil, aux plaisirs, goûtés sans trop de peine, 
Le dangereux amour pose ses mains de feu ; 
Et ses ruses feront la règle de mon jeu. 
Je vous aime, Cité, domaine de la pluie, 
Mais dont les habitants moquent la poésie. 
Comme un grand violon de silence habité 
Vous êtes l'instrument d'une divinité. 
Laissez, laissez mûrir, se charger d'évidence 
Cette chose sans nom, cette vaste espérance ; 
Se composer un dieu par vos arbres blessés, 
Par vos matins déserts et vos soleils brisés, 
Par le visage d'or des nuits européennes. 
A mes raisons d'amour chacun joigne les siennes. 
Tant de silence frais, comme au petit matin, 
Favorise le jeu d'un esprit citadin. 
Quelle tranquillité fait ma fenêtre ouverte...

Bruxelles, arrosé comme une plante verte, 
Bien nouveau, bien plaisant, se tait quand je le veux. 
Ce n'est pas au hasard que je nomme ses dieux 
Et ni distraitement que ce grand corps murmure. 
Je sais où caresser ma belle sans-figure, 
Ma ville habituée aux malices du ciel ; 
Je ne souhaite pas de plaisir éternel :
Et les quatre saisons me gardent des surprises

Au filet du Printemps quand les branches sont prises 
Et que de purs chemins traversent le gazon, 
Comme un discours logique et nourri de raison 
De beaux jardins me font une vertu nouvelle.

Mais, sous une toison brûlante et solennelle 
Lorsque le mois de juin presse le boulevard, 
Que des visages nus mélangent leur brouillard,
Autour de qui l'amour tourne comme une bête, 
- Comment ne pas chérir cette rapide fête, 
Comment ne pas se prendre aux pièges de l'Été ?

Octobre transparent a les couleurs du thé 
Et cet intime accent qui fait d'un paysage 
Aux hommes patients entendre le langage ; 
La banlieue en Automne est un miroir secret 
Qu'il faut longtemps polir et de mince reflet, 
Mais qu'un peu d'amitié touche son eau fermée :
II n'est rien de si beau dans la plus belle année.

L'Hiver enfin m'enchante et le pavé sonnant ; 
Bruxelles reformé dans un ordre émouvant, 
Ses arbres dépouillés, sa menteuse logique, 
Et le cruel éclat d'un ciel géométrique 
Sur toutes nos maisons comme un couteau planté.

J'épuise ces trésors avec tranquillité. 
Que n'importent des biens dont je n'ai plus envie 
Si je n'en tire un miel qu'on nomme Poésie ? 
Je compose ces vers pour me sentir vivant ; 
Mais non pas au hasard, non pas distraitement. 
Quel besoin de mentir, d'habiter un nuage ? 
Il est assez de ruse en ce simple langage, 
Les lecteurs que je veux ne s'y tromperont pas.

Yvonne aux gants de fil, dame des cinémas, 
Perle et poudreuse rose à la faveur des ombres, 
Voit Charlie au corps pur danser sur les décombres. 
Les femmes n'aiment pas tant de légèreté. 
Mais vous, plus attentive à la divinité, 
Saisissez de ses jeux le périssable charme 
Et comme un film usé me touche et me désarme, 
Ainsi de vos cheveux, de votre froide main.
Mais Élise ! solide et comme le bon grain 
Dorée, ouverte aux dieux, fondée en gymnastique, 
Éprouve du talon la pelouse élastique 
Touchée au petit jour par la grâce du sport. 
D'où cette heureuse allure et ce paisible port. 
De sommeillants bonheurs ne sauraient plus me plaire 
Ni le goût de pain bis d'une enfant sédentaire ; 
Mon Élise vivante a le coeur mieux placé, 
Sous la douche reçoit un sacrement glacé 
Et goûte ses plaisirs sans sourire ni plainte.

Mais toi, dont je chéris la fourrure déteinte 
Quand remue à ton cou ce minable ornement, 
Suzanne, à la clarté du gaz attendrissant, 
Ivre, maigre, et m'ouvrant ta bouche apprivoisée, 
Élève dans mes bras une chanson brisée 
Ma ville et mon amie ont les mêmes yeux gris.

Sans doute est-il beaucoup de plus nobles pays, 
De plus riches climats où déployer sa vie 
(Et je ne sais, Paris, comme l'on vous oublie) 
Paysages, lointains voyages, ciels changeants... 
Mais trouverais-je ailleurs autant d'amis vivants ? 
Ma patrie est où sont ces hommes délectables ; 
C'est par eux que mes vers deviennent raisonnables, 
Pour eux que je guéris d'un délire sacré ; 
Ma ville obéissante est refaite à leur gré. 
Heureux de parler clair, fondés en poésie, 
Laissons-nous-y longtemps caresser par la vie :
Chaque jour de jeunesse est doré comme un pain ; 
Poursuivons, sans vieillir, un dialogue humain. 
Je termine à ces mots l'éloge de Bruxelles :
Poésie, Amitié, mes lois sont les plus belles, 
Ornement du jardin, gloire de la maison, 
Les précieux épis d'une riche saison.

Au terme aérien d'un jour sans aventure 
Entre mes doigts s'achève un ouvrage d'eau pure 
Et je baisse la voix, comme le soir se fait. 
Que ma ville repose, elle a dit son secret : 
Voici tout le dessin de son meilleur visage.

Comme la mer unit une facile plage, 
Comme d'une amoureuse on lisse les cheveux, 
Un instant sage encor, sage et silencieux, 
Je contiens ma chanson, ma fortune ignorée... 
Mais elle s'est de moi doucement détachée ; 
Les mains vides, j'entends se perdre ses oiseaux... 
Libre et seul, je connais le prix de mon repos :
Quelle paix sur ma ville et quel air d'innocence... 
Mes vers portent en eux leur pure récompense.





  PIERRE EMMANUEL (1916-1984)


Dédicace d'Orphée

Me voici revenu de la rive incertaine
où lamente la lyre abandonnée d'Orphée :
le vent d'en-bas m'emplit de vertige les veines
et mon double brumeux ne s'est point dissipé.

Après avoir usé ma ressemblance humaine
les lunes mauves de l'Enfer m'ont patiné.
Mes yeux ? deux diamants d'hiver ou deux fontaines
Qui fixent un soleil immuable et glacé.

Tel l'arbre aux pas profonds, aveugle de murmures
secoue dans le sommeil ses nocturnes verdures
où les soleils défunts mûrissent oubliés :

Le même arbre de jour, que la lumière outrage
Sans feuilles, sans oiseaux, flagellant les nuages
Maudit de ses grands bras anathèmes l'été.

(Sodome édition du Seuil, 1953)
 


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Pablo Neruda

Je prends congé, je rentre 
chez moi, dans mes rêves,
je retourne en Patagonie
où le vent frappe les étables
où l'océan disperse la glace.
Je ne suis qu'un poète 
et je vous aime tous,
je vais errant par le monde que j'aime :

dans ma patrie 
on emprisonne les mineurs
et le soldat commande au juge.
Mais j'aime, moi, jusqu'aux racines
de mon petit pays si froid.
Si je devais mourir cent fois,
c'est là que je voudrais mourir
et si je devais naître cent fois
c'est là aussi que je veux naître 
près de l'araucaria sauvage,
des bourrasques du vent du sud
et des cloches depuis peu acquises.

Qu'aucun de vous ne pense à moi. 
Pensons plutôt à toute la terre, 
frappons amoureusement sur la table.
Je ne veux pas revoir le sang
imbiber le pain, les haricots noirs,
la musique: je veux que viennent
avec moi le mineur, la fillette,
l'avocat, le marin
et le fabricant de poupées,
Que nous allions au cinéma, 
que nous sortions 
boire le plus rouge des vins. 

Je ne suis rien venu résoudre. 

Je suis venu ici chanter
je suis venu
afin que tu chantes avec moi. 

Pablo Neruda

Extrait de 
"El Canto General"
Traduction collégiale 


LÉO
de Luc Rose

En écoutant un vieux Ferré
Dont les mots claquent sur les portes
Au verbe haïr au verbe aimer
J’ai senti battre mon aorte

Son air tragique ou rigolard
Savait pourfendre où il fallait
Plantant ses mots comme des dards
Parfois pour dire qu’il aimait

Le vieux Léo et ses chansons
Les trémolos de sa voix aigre
Sont dans mon cœur colimaçon
J’aurais voulu être son nègre

Bals musettes accordéons
Rien à jeter tout à entendre
Dans le silence ou violon
J’ai vu le vent venir surprendre 

15/07/2003

Léo Ferré


Avec le temps...

avec le temps, va, tout s'en va
on oublie le visage et l'on oublie la voix
le cœur, quand ça bat plus, c'est pas la peine d'aller
chercher plus loin, faut laisser faire et c'est très bien

avec le temps...
avec le temps, va, tout s'en va
l'autre qu'on adorait, qu'on cherchait sous la pluie
l'autre qu'on devinait au détour d'un regard
entre les mots, entre les lignes et sous le fard
d'un serment maquillé qui s'en va faire sa nuit
avec le temps tout s'évanouit

avec le temps...
avec le temps, va, tout s'en va
mêm' les plus chouett's souv'nirs ça t'as un' de ces gueules
à la gal'rie j'farfouille dans les rayons d'la mort
le samedi soir quand la tendresse s'en va tout' seule

avec le temps...
avec le temps, va, tout s'en va
l'autre à qui l'on croyait pour un rhume, pour un rien
l'autre à qui l'on donnait du vent et des bijoux
pour qui l'on eût vendu son âme pour quelques sous
devant quoi l'on s'traînait comme traînent les chiens
avec le temps, va, tout va bien

avec le temps...
avec le temps, va, tout s'en va
on oublie les passions et l'on oublie les voix
qui vous disaient tout bas les mots des pauvres gens
ne rentre pas trop tard, surtout ne prends pas froid

avec le temps...
avec le temps, va, tout s'en va
et l'on se sent blanchi comme un cheval fourbu
et l'on se sent glacé dans un lit de hasard
et l'on se sent tout seul peut-être mais peinard
et l'on se sent floué par les années perdues- alors vraiment
avec le temps on n'aime plus

 

Émile NELLIGAN (1879-1941) (Recueil: Motifs poétiques)
poète canadien


LA FUITE DE L'ENFANCE 



Par les jardins anciens foulant la paix des cistes,
Nous revenons errer, comme deux spectres tristes,
Au seuil immaculé de la Villa d'antan.

Gagnons les bords fanés du Passé. Dans les râles
De sa joie il expire. Et vois comme pourtant
Il se dresse sublime en ses robes spectrales.

Ici sondons nos cœurs pavés de désespoirs.
Sous les arbres cambrant leurs massifs torses noirs
Nous avons les Regrets pour mystérieux hôtes.

Et bien loin, par les soirs révolus et latents,
Suivons là-bas, dévers les idéales côtes,
La fuite de l'Enfance au vaisseau des Vingt ans.




LE VAISSEAU D'OR 
Nelligan, Émile (1879-1941) 



Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif:
Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues;
La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues,
S'étalait à sa proue, au soleil excessif.

Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
Dans l'Océan trompeur où chantait le Sirène,
Et le naufrage horrible inclina sa carène 
Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.

Ce fut un Vaisseau d'or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des trésors que les marins profanes,
Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputés.





Aubade rouge

L'aube éclabousse les monts de sang
Tout drapés de fine brume,

Et l'on entend meugler frémissant
Un bœuf au naseau qui fume.

Voici l'heure de la boucherie.
Le tenant par son licol,

Les gars pour la prochaine tuerie
Ont mis le mouchoir au col.

La hache s'abat avec tel han,
Qu'ils pausent contre habitude.

Procumbit bos. Tel un éléphant
Croule en une solitude.

Le sang gicle. Il laboure des cornes
Le sol teint rouge hideux.

Et Phébus chante aux beuglements mornes
Du bœuf qu'on rupture à deux.




LES CORBEAUX 



J'ai cru voir sur mon cœur un essaim de corbeaux
En pleine lande intime avec des vols funèbres,
De grands corbeaux venus de montagnes célèbres
Et qui passaient au clair de lune et de flambeaux.

Lugubrement, comme en cercle sur des tombeaux
Et flairant un régal de carcasses de zèbres,
Ils planaient au frisson glacé de nos ténèbres,
Agitant à leurs becs une chair en lambeaux.

Or ,cette proie échue à ces démons des nuits
N'était autre que ma Vie en loque, aux ennuis
Vastes qui tournant sur elle ainsi toujours

Déchirant à larges coups de bec, sans quartier,
Mon âme, une charogne éparse au champ des jours,
Que ces vieux corbeaux dévoreront en entier.



MA MÈRE 


Quelquefois sur ma tête elle met ses mains pures,
Blanches, ainsi que des frissons blancs de guipures.

Elle me baise au front, me parle tendrement,
D'une voix au son d'or mélancoliquement.

Elle a les yeux couleur de ma vague chimère,
O toute poésie, ô toute extase, ô Mère!

A l'autel de ses pieds je l'honore en pleurant,
Je suis toujours petit pour elle, quoique grand


Chapelle de la morte

La chapelle ancienne est fermée,
Et je refoule à pas discrets
Les dalles sonnant les regrets
De toute une ère parfumée.

Et je t'évoque, ô bien-aimée !
Épris de mystiques attraits :
La chapelle assume les traits
De ton âme qu'elle a humée.

Ton corps fleurit dans l'autel seul,
Et la nef triste est le linceul
De gloire qui te vêt entière ;

Et dans le vitrail, tes grands yeux
M'illuminent ce cimetière
De doux cierges mystérieux.



La passante

Hier, j'ai vu passer, comme une ombre qu'on plaint,
En un grand parc obscur, une femme voilée :
Funèbre et singulière, elle s'en est allée,
Recelant sa fierté sous son masque opalin.

Et rien que d'un regard, par ce soir cristallin,
J'eus deviné bientôt sa douleur refoulée ;
Puis elle disparut en quelque noire allée
Propice au deuil profond dont son cœur était plein.

Ma jeunesse est pareille à la pauvre passante :
Beaucoup la croiseront ici-bas dans la sente
Où la vie à la tombe âprement nous conduit;

Tous la verront passer, feuille sèche à la brise
Qui tourbillonne, tombe et se fane en la nuit ;
Mais nul ne l'aimera, nul ne l'aura comprise.




Ma mère 

Quelquefois sur ma tête elle met ses mains pures,
Blanches, ainsi que des frissons blancs de guipures.

Elle me baise au front, me parle tendrement,
D'une voix au son d'or mélancoliquement.

Elle a les yeux couleur de ma vague chimère,
O toute poésie, ô toute extase, ô Mère !

A l'autel de ses pieds je l'honore en pleurant,
Je suis toujours petit pour elle, quoique grand.



Nuit d'été

Le violon, d'un chant très profond de tristesse,
Remplit la douce nuit, se mêle aux sons des cors,
Les sylphes vont pleurant comme une âme en détresse,
Et les cœurs des arbres ont des plaintes de morts.

Le souffle du Veillant anime chaque feuille ;
Aux amers souvenirs les bois ouvrent leur sein ;
Les oiseaux sont rêveurs ; et sous l'œil opalin
De la lune d'été ma Douleur se recueille...

Lentement, au concert que font sous la ramure
Les lutins endiablés comme ce Faust ancien,
Le luth dans tout mon cœur éveille en parnassien

La grande majesté de la nuit qui murmure
Dans les cieux alanguis un ramage lointain,
Prolongé jusqu'à l'aube, et mourant au Matin.




Sérénade triste


Comme des larmes d'or qui de mon cœur s'égouttent,
Feuilles de mes bonheurs, vous tombez toutes, toutes.

Vous tombez au jardin de rêve où je m'en vais,
Où je vais, les cheveux au vent des jours mauvais.

Vous tombez de l'intime arbre blanc, abattues
Çà et là, n'importe où, dans l'allée aux statues.

Couleur des jours anciens, de mes robes d'enfant,
Quand les grands vents d'automne ont sonné l'olifant.

Et vous tombez toujours, mêlant vos agonies,
Vous tombez, mariant, pâles, vos harmonies.

Vous avez chu dans l'aube au sillon des chemins,
Vous pleurez de mes yeux, vous tombez de mes mains.

Comme des larmes d'or qui de mon cœur s'égouttent,
Dans mes vingt ans déserts vous tombez toutes, toutes




Automne


Comme la lande est riche aux heures empourprées,
Quand les cadrans du ciel ont sonné les vesprées !

Quels longs effeuillements d'angélus par les chênes !
Quels suaves appels des chapelles prochaines !

Là-bas, groupes meuglant de grands bœufs aux yeux glauques
Vont menés par des gars aux bruyants soliloques.

La poussière déferle en avalanches grises
Pleines du chaud relent des vignes et des brises.

Un silence a plu dans les solitudes proches :
Des Sylphes ont cueilli le parfum mort des cloches.

Quelle mélancolie ! Octobre, octobre en voie !
Watteau ! que je vous aime, Autran, ô Millevoye !

...........



Charles Baudelaire

Maître, il est beau ton Vers ; ciseleur sans pareil,
Tu nous charmes toujours par ta grâce nouvelle,
Parnassien enchanteur du pays du soleil,
Notre langue frémit sous ta lyre si belle.

Les Classiques sont morts ; le voici le réveil ;
Grand Régénérateur, sous ta pure et vaste aile
Toute une ère est groupée. En ton vers de vermeil
Nous buvons ce poison doux qui nous ensorcelle.

Verlaine, Mallarmé sur ta trace ont suivi.
O Maître tu n'es plus mais tu vas vivre encore,
Tu vivras dans un jour pleinement assouvi.

Du Passé, maintenant, ton siècle ouvre un chemin
Où renaîtront les fleurs, perles de ton déclin.
Voilà la Nuit finie à l'éveil de l'Aurore.

...........


Chopin

Fais, au blanc frisson de tes doigts,
Gémir encore, ô ma maîtresse !
Cette marche dont la caresse
Jadis extasia les rois.

Sous les lustres aux prismes froids,
Donne à ce cœur sa morne ivresse,
Aux soirs de funèbre paresse
Coulés dans ton boudoir hongrois.

Que ton piano vibre et pleure,
Et que j'oublie avec toi l'heure
Dans un Eden, on ne sait où...

Oh ! fais un peu que je comprenne
Cette âme aux sons noirs qui m'entraîne
Et m'a rendu malade et fou !

............


Christ en croix

Je remarquais toujours ce grand Jésus de plâtre
Dressé comme un pardon au seuil du vieux couvent,
Échafaud solennel à geste noir, devant
Lequel je me courbais, saintement idolâtre.

Or, l'autre soir, à l'heure où le cri-cri folâtre,
Par les prés assombris, le regard bleu rêvant,
Récitant Eloa, les cheveux dans le vent,
Comme il sied à l'Éphèbe esthétique et bellâtre,

J'aperçus, adjoignant des débris de parois,
Un gigantesque amas de lourde vieille croix
Et de plâtre écroulé parmi les primevères ;

Et je restai là, morne, avec les yeux pensifs,
Et j'entendais en moi des marteaux convulsifs
Renfoncer les clous noirs des intimes Calvaires.

...........


Dans l'allée

Toi-même, éblouissant comme un soleil ancien
Les Regrets des solitudes roses,
Contemple le dégât du Parc magicien
Où s'effeuillent, au pas du Soir musicien,
Des morts de camélias, de roses.

Revisitons le Faune à la flûte fragile
Près des bassins au vaste soupir,
Et le banc où, le soir, comme un jeune Virgile,
Je venais célébrant sur mon théorbe agile
Ta prunelle au reflet de saphir.

La Nuit embrasse en paix morte les boulingrins,
Tissant nos douleurs aux ombres brunes,
Tissant tous nos ennuis, tissant tous nos chagrins,
Mon cœur, si peu quiet qu'on dirait que tu crains
Des fantômes d'anciennes lunes !

Foulons mystérieux la grande allée oblique ;
Là, peut-être à nos appels amis
Les Bonheurs dresseront leur front mélancolique,
Du tombeau de l'Enfance où pleure leur relique,
Au recul de nos ans endormis.

...........


Le talisman

Pour la lutte qui s'ouvre au seuil des mauvais jours,
Ma mère m'a fait don d'un petit portrait d'elle,
Un gage auquel je suis resté depuis fidèle
Et qu'à mon cou suspend un cordon de velours.

" Sur l'autel de ton cœur, puisque la Mort m'appelle,
Enfant, m'a-t-elle dit, je veillerai toujours.
Que ceci chasse au loin les funestes amours,
Comme un lampion d'or, gardien d'une chapelle. "

Ah ! sois tranquille en les ténèbres du cercueil !
Ce talisman sacré de ma jeunesse en deuil
Préservera ton fils des bras de la Luxure,

Tant j'aurais peur de voir un jour sur ton portrait
Couler de tes yeux doux les pleurs d'une blessure,
Mère !... et dont je mourrais, plein d'éternel regret.

............


Premier remords

Au temps où je portais des habits de velours,
Éparses sur mon col roulaient mes boucles brunes.
J'avais de grands yeux purs comme le clair des lunes ;
Dès l'aube je partais, sac au dos, les pas lourds.

Mais en route aussitôt je tramais des détours,
Et, narguant les pions de mes jeunes rancunes,
Je montais à l'assaut des pommes et des prunes
Dans les vergers bordant les murailles des cours.

Étant ainsi resté loin des autres élèves,
Loin des bancs, tout un mois, à vivre au gré des rêves,
Un soir, à la maison, craintif, comme j'entrais,

Devant le crucifix où sa lèvre se colle
Ma mère était en pleurs !... O mes ardents regrets !
Depuis, je fus toujours le premier à l'école.



°°°°°°°°°°°

Poème écrit à Dachau, attribué au pasteur Martin Niemöller.

Quand ils sont venus 
chercher les juifs
je n'ai rien dit
je n'étais pas juif

Quand ils sont venus
chercher les catholiques
je n'ai rien dit
je n'étais pas catholique

Quand ils sont venus
chercher les communistes
je n'ai rien dit
je n'étais pas communiste

Quand ils sont venus
chercher les syndicalistes
je n'ai rien dit
je n'étais pas syndicaliste


Puis ils sont venus me chercher
Et il ne restait plus personne pour protester.

°°°°°°°°°°°


Henri Michaux (1899-1984)

Ma Vie 

Tu t'en vas sans moi, ma vie.
Tu roules.
Et moi j'attends encore de faire un pas.
Tu portes ailleurs la bataille.
Tu me désertes ainsi. 
Je ne t'ai jamais suivie.
Je ne vois pas clair dans tes offres.
Le petit peu que je veux, jamais tu ne l'apportes.
A cause de ce manque, j'aspire à tant.
A tant de choses, à presque l'infini...
A cause de ce peu qui manque, que jamais tu n'apportes. 


Extrait de "La Nuit Remue" Poésie/Gallimard 




Petit

Quand vous me verrez,
Allez,
Ce n'est pas moi.

Dans les grains de sable, 
Dans les grains des grains,
Dans la farine invisible de l'air,
Dans le grand vide qui se nourrit comme du sang,
C'est là que je vis.

Oh ! je n'ai pas à me vanter : Petit ! petit !
Et si l'on me tenait,
On ferait de moi ce qu'on voudrait.

Le nuit remue Editions Gallimard

 


Le grand combat

Il l'emparouille et l'endosque contre terre ;
Il le rague et le roupéte jusqu'à son drâle ;
Il le pratéle et le libucque et lui baroufle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l'écorcobalisse.
L'autre hésite, s'espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C'en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s'emmargine... mais en vain
Le cerveau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé !
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille,
Dans la marmite de son ventre est un grand secret.
Mégères alentours qui pleurez dans vos mouchoirs ;
On s'étonne, on s'étonne, on s'étonne
Et on vous regarde,
On cherche aussi, nous autres le Grand Secret.





°°°°°°°°°°°

Paul Géraldy

LA FOURMI

Une fourmi de dix-huit mètres
Avec un chapeau sur la tête,
Ça n'existe pas, ça n'existe pas.
Une fourmi traînant un char
Plein de pingouins et de canards,
Ça n'existe pas, ça n'existe pas.
Une fourmi parlant français
Parlant latin et javanais,
Ça n'existe pas, ça n'existe pas.
Eh! Pourquoi pas ?


Absence

Ce n'est pas dans le moment
où tu pars que tu me quittes.
Laisse-moi, va, ma petite,
il est tard, sauve-toi vite !
Plus encor que tes visites
j'aime leurs prolongements.

Tu m'es plus présente, absente.
Tu me parles. Je te vois.
Moins proche, plus attachante,
moins vivante, plus touchante,
tu me hantes, tu m'enchantes !
Je n'ai plus besoin de toi.

Mais déjà pâle, irréelle,
trouble, hésitante, infidèle,
tu te dissous dans le temps.
Insaisissable, rebelle,
tu m'échappes, je t'appelle.
Tu me manques, je t'attends !


 
 

La dormeuse

Figure de femme, sur son sommeil 
fermée, on dirait qu'elle goûte 
quelque bruit à nul autre pareil 
qui la remplit toute.

De son corps sonore qui dort 
elle tire la jouissance 
d'être un murmure encor 
sous le regard du silence


Rainer Maria RILKE
1875-1926 

 

   Paul Eluard

      1895 - 1952

  La bouche aux lèvres d'or
  n'est pas en moi pour rire
  et tes mots d'auréoles
  ont un sens si parfait
  que de mes nuits damnées
  de silences et de morts
   j'entends vibrer ta voix
  dans toutes les nuits du monde

 

LIBER

Sur mes cahiers d'écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J'écris ton nom 

Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J'écris ton nom 

Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J'écris ton nom 

Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l'écho de mon enfance
J'écris ton nom 

Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J'écris ton nom 


Sur tous mes chiffons d'azur
Sur l'étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J'écris ton nom 

Sur les champs sur l'horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J'écris ton nom 

Sur chaque bouffée d'aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J'écris ton nom 


Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l'orage
Sur la pluie épaisse et fade
J'écris ton nom... 

Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J'écris ton nom 

Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J'écris ton nom 

Sur l'absence sans désirs
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J'écris ton nom 

Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l'espoir sans souvenir
J'écris ton nom 

Et par le pouvoir d'un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer 

LIBER


Bonne justice

C'est la chaude loi des hommes
Du raisin ils font du vin
Du charbon ils font du feu
Des baisers ils font des hommes. 

C'est la dure loi des hommes
Se garder intact malgré
Les guerres et la misère
Malgré les dangers de mort. 

C'est la douce loi des hommes
De changer l'eau en lumière
Le rêve en réalité
Et les ennemis en frères. 

Une loi vieille et nouvelle
Qui va se perfectionnant
Du fond du cœur de l'enfant
Jusqu'a la raison suprême. 
   

& & & & &

    

 

Robert Desnos

 

1900 - 1945

 Je suis le veilleur de la rue de Flandre,
 
Je veille tandis que dort Paris.
 
Vers le nord un incendie lointain rougeoie dans la nuit.
 
J'entends passer des avions au-dessus de la ville.
 Je suis le veilleur du Point du Jour.
 La Seine se love dans l'ombre,
...

 ... derrière le viaduc d'Auteuil,
  Sous vingt-trois ponts à travers Paris.
 Vers l'ouest j'entends des explosions. 

 Je suis le veilleur de la Porte Dorée.
 Autour du donjon le bois de Vincennes épaissit
...
 ... ses ténèbres.
 J'ai entendu des cris dans la direction de Créteil
 Et des trains roulent vers l'est avec un sillage
... 
 ... de chants de révolte.
 Je suis le veilleur de la Poterne des Peupliers.
 Le vent du sud m'apporte une fumée âcre,
 Des rumeurs incertaines et des râles
 Qui se dissolvent, quelque part, dans Plaisance
...  ...ou Vaugirard.
 Au sud, au nord, à l'est, à l'ouest,
 Ce ne sont que fracas de guerre convergeant vers Paris. 

 Ai-je vraiment vécu trente-six années ?
 Ce n'est pas hier que mes souvenirs
 que mes rêves mes amours se sont passés
 c'est aujourd'hui
 Le balcon de la rue Saint-Martin
 la boutique où je regardais des éponges poussiéreuses
 Les temples du quai
 Tout cela est encore là
  mais surtout
 Je sens encore beaucoup d'années à venir
 Et beaucoup de choses à faire
 Devant moi.
 

  Dans les trémies du ciel
 un archange nage, comme il sied, vers une usine.
 Faux-monnayeurs que faites-vous de mes ongles ?
 J'ai lu dans le journal un roman dont j'étais le héros
 toujours à l'aise quand il fait pluie.
 Mon coeur bat l'extinction des feux,
 Mes yeux sont la nuit.
 Je veille mes lendemains avec anxiété.
 Au bout d'un an et deux jours...
 alors il se fit une journée de pluie d'or
... 
 ... et les sept phares merveilleux
 du monde...
 Escadres souterraines ne vous approchez
... 
 ...
pas de mon tombeau :
 Je suis employé à déclouer les vieux cercueils
 pour répartir équitablement les ossements
 entre les anciennes sépultures
 et les neuves.
 Quelle profession ? Profession de foi
... 
  tu ne figures pas au Bottin.
 Les photographes rougiraient si vous 
 les regardiez en pleurant.
 Je suis un mort de fraîche date.
 Si vous rencontrez un corbillard déchaussez-vous,
 Cela fera du bien au mort.
 Il se lèvera,
 il se sortira,
 il chantera,
 il chantera la chanson des quadrilles
 et dans le futur on verra les nouveau-nés
...
 ...
arriver au monde
 escortés de squelettes.
 Ce ne seront partout que grossesses de géantes,
 Il sera de bon ton chez les élégantes
 de faire monter en bague
 les larmes solides des morts à l'occasion
...
 ...
des naissances.
 Amour haut parleur, sirène à corps d'oiseau,
 je vous quitte.
 Je vais goûter le silence cette belle algue
... 
 ...
où dorment les requins.

Votez Robert Desnos

 

 Saint-John Perse

            1887 - 1975

          Berceuse 

  Première-Née - temps de l'oriole,  
  Première-Née - le mil en fleurs,
  Et tant de flûtes aux cuisines...
  Mais le chagrin au coeur des Grands
  Qui n'ont que filles à leur arc.
  S'assembleront les gens de guerre,
  Et tant de sciences aux terrasses...
  Première-Née, chagrin du peuple,
  Les dieux murmurent aux citernes,
  Se taisent les femmes aux cuisines.
  Gênait les prêtres et leurs filles,
  Gênait les gens de chancellerie
  Et les calculs de l'astronome :
  "Dérangerez-vous l'ordre et le rang?"
  Telle est l'erreur à corriger.
  Du lait de Reine tôt sevrée,
  Au lait d'euphorbe tot vouée,
  Ne ferez plus la moue des Grands
  Sur le miel et sur le mil,
  Sur la sébile des vivants...


  L'ânier pleurait sous les lambris,
  Oriole en main, cigale en l'autre :
  "Mes jolies cages, mes jolies cages,
  Et l'eau de neige de mes outres,
  Ah! pour qui donc, fille des Grands ?"

  Fut embaumée, fut lavée d'or,
  Mise au tombeau dans les pierres noires :
  En lieu d'agaves, de beau temps,
  Avec ses cages à grillons
  Et le soleil d'ennui des Rois.

  S'en fut l'ânier, s'en vint le Roi !
  "Qu'on peigne la chambre d'un ton vif
  Et la fleur mâle au front des Reines..."
  J'ai fait ce rêve, dit l'oriole,
  D'un cent de reines en bas âge.

  Pleurez, l'ânier, chantez l'oriole,
  Les filles closes dans les jarres
  Comme cigales dans le miel,
  Les flûtes mortes aux cuisines
  Et tant de sciences aux terrasses.

  N'avait qu'un songe et qu'un chevreau
  - Fille et chevreau de même lait - 
  N'avait l'amour que d'une Vieille.
  Ses caleçons d'or furent au Clergé,
  Ses guimpes blanches à la Vieille...

  Très vieille femme de balcon
  Sur sa berceuse de rotin,
  Et qui mourra de grand beau temps
  Dans le faubourg d'argile verte...
  "Chantez, ô Rois, les fils à naître!"

  Aux salles blanches comme semoule
  Le Scribe range ses pains de terre.
  L'ordre reprend dans les grands Livres.
  Pour l'oriole et le chevreau,
  Voyez le Maître des cuisines.


  & & & & &

 

  Le Sylphe, 

  Paul Valéry



                   Ni vu ni connu
                   Je suis le parfum
                   Vivant et défunt
                   Dans le vent venu !


                   Ni vu ni connu
                   Hasard ou génie ?
                   A peine venu
                   La tâche est finie


                   Ni lu ni compris ?
                   Aux meilleurs esprits
                   Que d'erreurs promises !


                   Ni vu ni connu,
                   Le temps d'un sein nu
                   Entre deux chemises

  & & & & & 

 

          Alain Grandbois, 

  poète Québécois, né le 25 mai 1900


      Que la nuit soit parfaite.

  Que la nuit soit parfaite si nous en sommes dignes
  Nulle pierre blanche ne nous indiquait la route
  Où les faiblesses vaincues achevaient de mourir

  Nous allions plus loin que les plus lointains horizons
  Avec nos épaules et nos mains
  Et cet élan pareil
  Aux étincelles des insondables voûtes
  Et cette faim de durer
  Et cette soif de souffrir
  Nous étouffant au cou
  Comme mille pendaisons


  Nous avons partagé nos ombres
  Plus que nos lumières


  Nous nous sommes montrés
  Plus glorieux de nos blessures
  Que des victoires éparses
  Et des matins heureux


  Et nous avons construit mur à mur
  La noire enceinte de nos solitudes
  Et ces chaînes de fer rivées à nos chevilles
  Forgées du métal le plus dur


  Que parfaite soit la nuit où nous nous enfonçons
  Nous avons détruit tout bonheur et toute tendresse
  Et nos cris désormais
  N'auront plus que le tremblant écho
  Des poussières perdues
  Aux gouffres des néants


  GRANDBOIS, Alain, Les îles de la nuit, Éditions de l'Hexagone, 1963.
 

& & & & & 

  MOTS AU QUOTIDIEN...

Proposé par Angèle, auteur inconnu

les mots de tous les jours
ne portent ni veston ni cravate
ils dépeignent le quotidien
ils parlent de sentiments
de caresses et d'affection
ils tapent sur l'épaule
du copain qui est dans le pétrin
qui a besoin de compréhension
ils lui disent les mots qu'il faut
et ils versent avec compassion du baume
sur les plaies qui marquent sa peau

sans se prendre pour des acrobates
les mots sourient aussi à la vie
ils leur arrivent de faire les bouffons
de marcher les pattes en l'air
ils s'esclaffent et rigolent
ils racontent des blagues
souvent même assez polissonnes
s'expriment sans faire de détours
sur le sexe et la drague
ils s'amusent à jouer des tours
sans prendre les choses trop au sérieux
mais les mots comme va le vent
vite changent de direction
virent de tribord à bâbord
deviennent tantôt tristes
avec des accents mélancoliques
tantôt ils sont remplis d'angoisse
affichent des visages affligés
parfois avec gène ils bafouillent
ne savent plus trop quoi dire
alors tout piteux ils se taisent
leurs silences éloquents en disent long
à d'autres moments leur ton est lyrique
ils s'enfilent comme des perles
et s'alignent pour former des vers
qui disent avec plus de douceur
l'amour que l'on n'ose déclarer tout haut
ils prononcent tout bas les déclarations
de l'amoureux transi à sa bien-aimée
et quand ils deviennent muets
ce n'est pas parce qu'ils bougonnent
c'est qu'ils n'ont plus rien à dire
et que dans le dictionnaire ils dorment
(Auteur inconnu)

 

André Breton
Tournesol

La voyageuse qui traverse les Halles à la tombée de l'été
Marchait sur la pointe des pieds
Le désespoir roulait au ciel ses grands arums si beaux
Et dans le sac à main il y avait mon rêve ce flacon de sels
Que seule a respiré la marraine de Dieu
Les torpeurs se déployaient comme la buée
Au Chien qui fume
Ou venaient d'entrer le pour et le contre
La jeune femme ne pouvait être vue d'eux que mal et de biais
Avais-je affaire à l'ambassadrice du salpêtre
Ou de la courbe blanche sur fond noir que nous appelons pensée
Les lampions prenaient feu lentement dans les marronniers
La dame sans ombre s'agenouilla sur le Pont au change
Rue Git-le-Coeur les timbres n'étaient plus les mêmes
Les promesses de nuits étaient enfin tenues
Les pigeons voyageurs les baisers de secours
Se joignaient aux seins de la belle inconnue
Dardés sous le crêpe des significations parfaites
Une ferme prospérait en plein Paris
Et ses fenêtres donnaient sur la voie lactée
Mais personne ne l'habitait encore à cause des survenants
Des survenants qu'on sait plus dévoués que les revenants
Les uns comme cette femme ont l'air de nager
Et dans l'amour il entre un peu de leur substance
Elle les intériorise
Je ne suis le jouet d'aucune puissance sensorielle
Et pourtant le grillon qui chantait dans les cheveux de cendres
Un soir près de la statue d'Etienne Marcel
M'a jeté un coup d'œil d'intelligence
André Breton a-t-il dit passe


Jacques Prevert

La grasse matinée 


Il est terrible
le petit bruit de l'œuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines...
Un peu plus loin le bistro
café-crème et croissants chauds
l'homme titube
et dans l'intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
oeuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !...
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l'assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire deu garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.



Les enfants qui s'aiment 

Les enfants qui s'aiment s'embrassent debout
Contre les portes de la nuit
Et les passants qui passent les désignent du doigt
Mais les enfants qui s'aiment
Ne sont là pour personne
Et c'est seulement leur ombre
Qui tremble dans la nuit
Excitant la rage des passants
Leur rage leur mépris leurs rires et leur envie
Les enfants qui s'aiment ne sont là pour personne
Ils sont ailleurs bien plus loin que la nuit
Bien plus haut que le jour
Dans l'éblouissante clarté de leur premier amour.

Jacques Prevert




 

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Dernière mise à jour : jeudi 17 juin 2004

 

 

 

Marcel Proust (1871-1922) (recueil: Poèmes)

Je contemple souvent le ciel de ma mémoire


Le temps efface tout comme effacent les vagues
Les travaux des enfants sur le sable aplani
Nous oublierons ces mots si précis et si vagues
Derrière qui chacun nous sentions l'infini.

Le temps efface tout il n'éteint pas les yeux
Qu'ils soient d'opale ou d'étoile ou d'eau claire
Beaux comme dans le ciel ou chez un lapidaire
Ils brûleront pour nous d'un feu triste ou joyeux.

Les uns joyaux volés de leur écrin vivant
Jetteront dans mon cœur leurs durs reflets de pierre
Comme au jour où sertis, scellés dans la paupière
Ils luisaient d'un éclat précieux et décevant.

D'autres doux feux ravis encor par Prométhée
Étincelle d'amour qui brillait dans leurs yeux
Pour notre cher tourment nous l'avons emportée
Clartés trop pures ou bijoux trop précieux.

Constellez à jamais le ciel de ma mémoire
Inextinguibles yeux de celles que j'aimai
Rêvez comme des morts, luisez comme des gloires
Mon cœur sera brillant comme une nuit de Mai.

L'oubli comme une brume efface les visages
Les gestes adorés au divin autrefois,
Par qui nous fûmes fous, par qui nous fûmes sages
Charmes d'égarement et symboles de foi.

Le temps efface tout l'intimité des soirs
Mes deux mains dans son cou vierge comme la neige
Ses regards caressants mes nerfs comme un arpège
Le printemps secouant sur nous ses encensoirs.

D'autres, les yeux pourtant d'une joyeuse femme,
Ainsi que des chagrins étaient vastes et noirs
Épouvante des nuits et mystère des soirs
Entre ces cils charmants tenait toute son âme

Et son cœur était vain comme un regard joyeux.
D'autres comme la mer si changeante et si douce
Nous égaraient vers l'âme enfouie en ses yeux
Comme en ces soirs marins où l'inconnu nous pousse.

Mer des yeux sur tes eaux claires nous naviguâmes
Le désir gonflait nos voiles si rapiécées
Nous partions oublieux des tempêtes passées
Sur les regards à la découverte des âmes.

Tant de regards divers, les âmes si pareilles
Vieux prisonniers des yeux nous sommes bien déçus
Nous aurions dû rester à dormir sous la treille
Mais vous seriez parti même eussiez-vous tout su

Pour avoir dans le cœur ces yeux pleins de promesses
Comme une mer le soir rêveuse de soleil
Vous avez accompli d'inutiles prouesses
Pour atteindre au pays de rêve qui, vermeil,

Se lamentait d'extase au-delà des eaux vraies
Sous l'arche sainte d'un nuage cru prophète
Mais il est doux d'avoir pour un rêve ces plaies
Et votre souvenir brille comme une fête.



Les Yeux d'Elsa Louis Aragon 

Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire 
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer 
S'y jeter à mourir tous les désespérés 
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire 

À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé 
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent 
L'été taille la nue au tablier des anges 
Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés 

Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur 
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit 
Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie 
Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure 

Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée 
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs 
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs 
L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé 

Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche 
Par où se reproduit le miracle des Rois 
Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois 
Le manteau de Marie accroché dans la crèche 

Une bouche suffit au mois de Mai des mots 
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas 
Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres 
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux 

L'enfant accaparé par les belles images 
Écarquille les siens moins démesurément 
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens 
On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages 

Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où 
Des insectes défont leurs amours violentes 
Je suis pris au filet des étoiles filantes 
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août 

J'ai retiré ce radium de la pechblende 
Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu 
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu 
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes 

Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa 
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent 
Moi je voyais briller au-dessus de la mer 
Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa 

 

 

La nuit de Dunkerque

La France sous nos pied comme une étoffe usée
S'est petit à petit à nos pas refusée

Dans la mer où les morts se mêlent aux varechs
Les bateaux renversés font des bonnets d'évêque

Bivouac à cent mille au bord du ciel et l'eau
Prolonge dans le ciel la plage de Malo

Il monte dans le soir où des chevaux pourrissent
Comme un piétinement de bêtes migratrices

Le passage à niveaux lève ses bras rayés
Nous retrouvons nos cœurs en nous dépareillés

Cent mille amours battant aux cœurs des Jean sans terre
Vont-ils à tout jamais cent mille fois se taire

O saint Sébastien que la vie a criblés
Que vous me ressemblez que vous me ressemblez

Sûr que seuls m'entendront ce qui la faiblesse eurent
De toujours à leur cœur préférer sa blessure

Moi du moins je crierai cet amour que je dis
Dans la nuit on voit mieux les fleurs de l'incendie

Je crierai je crierai dans la ville qui brûle
A faire chavirer des toits les somnambules

Je crierai mon amour comme le matin tôt
Le rémouleur passant chantant Couteaux Couteaux

Je crierai je crierai Mes yeux que j'aime où êtes-
Vous où es-tu mon alouette ma mouette

Je crierai je crierai plus fort que les obus
Que ceux qui sont blessés et que ceux qui ont bu

Je crierai je crierai Ta lèvre est le verre où
J'ai bu le long amour ainsi que du vin rouge

Le lierre de tes bras à ce monde me lie
Je ne peux pas mourir Celui qui meurt oublie

Je me souviens des yeux de ceux qui s'embarquèrent
Qui pourrait oublier son amour à Dunkerque

Je ne peux pas dormir à cause des fusées
Qui pourrait oublier l'alcool qui l'a grisé

Les soldats ont creusé des trous grandeur nature
Et semblent essayer l'ombre des sépultures

Visages de cailloux Postures de déments
Leur sommeil a toujours l'air d'un pressentiment

Les parfums du printemps le sable les ignore
Voici mourir le Mai dans les dunes du Nord

Louis Aragon




PAUL GERALDY 
1885 - 

Abat-jour 

Tu demandes pourquoi je reste sans rien dire ? 
C'est que voici le grand moment, 
l'heure des yeux et du sourire, 
le soir, et que ce soir je t'aime infiniment ! 
Serre-moi contre toi. J'ai besoin de caresses. 
Si tu savais tout ce qui monte en moi, ce soir, 
d'ambition, d'orgueil, de désir, de tendresse, et de bonté !... 
Mais non, tu ne peux pas savoir !... 
Baisse un peu l'abat-jour, veux-tu ? Nous serons mieux. 
C'est dans l'ombre que les coeurs causent, 
et l'on voit beaucoup mieux les yeux 
quand on voit un peu moins les choses. 
Ce soir je t'aime trop pour te parler d'amour. 
Serre-moi contre ta poitrine! 
Je voudrais que ce soit mon tour d'être celui que l'on câline... 
Baisse encore un peu l'abat-jour. 
Là. Ne parlons plus. Soyons sages. 
Et ne bougeons pas. C'est si bon 
tes mains tièdes sur mon visage!... 
Mais qu'est-ce encor ? Que nous veut-on ? 
Ah! c'est le café qu'on apporte ! 
Eh bien, posez ça là, voyons ! 
Faites vite!... Et fermez la porte ! 
Qu'est-ce que je te disais donc ? 
Nous prenons ce café... maintenant ? Tu préfères ? 
C'est vrai : toi, tu l'aimes très chaud. 
Veux-tu que je te serve? Attends! Laisse-moi faire. 
Il est fort, aujourd'hui. Du sucre? Un seul morceau? 
C'est assez? Veux-tu que je goûte? 
Là! Voici votre tasse, amour... 
Mais qu'il fait sombre. On n'y voit goutte. 
Lève donc un peu l'abat-jour. 

Paul Géraldy. 

La Rose et le Réséda

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle
Et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Qu'importe comment s'appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l'un fut de la chapelle
Et l'autre s'y dérobât
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du coeur des bras
Et tous les deux disaient qu'elle
Vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au coeur du commun combat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Du haut de la citadelle
La sentinelle tira
Par deux fois et l'un chancelle
L'autre tombe qui mourra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Ils sont en prison Lequel
A le plus triste grabat
Lequel plus que l'autre gèle
Lequel préfère les rats
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Un rebelle est un rebelle
Deux sanglots font un seul glas
Et quand vient l'aube cruelle
Passent de vie à trépas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Répétant le nom de celle
Qu'aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle
Même couleur même éclat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Il coule il coule il se mêle
À la terre qu'il aima
Pour qu'à la saison nouvelle
Mûrisse un raisin muscat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
L'un court et l'autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle
Le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L'alouette et l'hirondelle
La rose et le réséda

...........

Le modeste

 (Poème de Louis Aragon)


Les pays, c'est pas ça qui manque,
On vient au monde à Salamanque
A Paris, Bordeaux, Lille, Brest(e).
Lui, la nativité le prit
Du côté des Saintes-maries,
C'est un modeste.

Comme jadis a fait un roi,
Il serait bien fichu, je crois,
De donner le trône et le reste
Contre un seul cheval camarguais
Bancal, vieux, borgne, fatigué,
C'est un modeste.

Suivi de son pin parasol,
S'il fuit sans mêm' toucher le sol
Le moindre effort comme la peste,
C'est qu'au chantier ses bras d'Hercule
Rendraient les autres ridicules,
C'est un modeste.

A la pétanque, quand il perd
Te fais pas de souci, pépère,
Si d'aventure il te conteste.
S'il te boude, s'il te rudoie,
Au fond, il est content pour toi,
C'est un modeste.

Si, quand un emmerdeur le met
En rogne, on ne le voit jamais
Lever sur l'homme une main leste.
C'est qu'il juge pas nécessaire
D'humilier un adversaire,
C'est un modeste.

Et quand il tombe amoureux fou
Y a pas de danger qu'il l'avoue
Les effusions, dame, il déteste.
Selon lui, mettre en plein soleil
Son cœur ou son cul c'est pareil,
C'est un modeste.

Quand on enterre un imbécile
De ses amis, s'il raille, s'il
A l'œil sec et ne manifeste
Aucun chagrin, t'y fie pas trop:
Sur la patate, il en a gros,
C'est un modeste.

Et s'il te traite d'étranger
Que tu sois de Naples, d'Angers
Ou d'ailleurs, remets pas la veste.
Lui, quand il t'adopte, pardi!
Il veut pas que ce soit le dit,
C'est un modeste.

Si tu n'as pas tout du grimaud,
Si tu sais lire entre les mots,
Entre les faits, entre les gestes.
Lors, tu verras clair dans son jeu,
Et que ce bel avantageux,
C'est un modeste.



°°°°°°°°°°°

LA PAROLE, Paul Eluard

J'ai la beauté facile et c'est heureux.
Je glisse sur les toits des vents
Je glisse sur le toit des mers
Je suis devenue sentimentale
Je ne connais plus le conducteur
Je ne bouge plus soie sur les glaces
Je suis malade fleurs et cailloux
J'aime le plus chinois aux nues
J'aime la plus nue aux écarts d'oiseau
Je suis vieille mais ici je suis belle
Et l'ombre qui descend des fenêtres profondes
Épargne chaque soir le cœur noir de mes yeux

...........


L'AMOUREUSE   Paul ELUARD

Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s'engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.

Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s'évaporer les soleils
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire.

...........


Robert Desnos (A la Mystérieuse, 1926) 

A la faveur de la nuit 


Se glisser dans ton ombre à la faveur de la nuit. 
Suivre tes pas, ton ombre à la fenêtre. 
Cette ombre à la fenêtre c'est toi, ce n'est pas une autre, c'est toi. 
N'ouvre pas cette fenêtre derrière les rideaux de laquelle tu bouges. 
Ferme les yeux. 
Je voudrais les fermer avec mes lèvres. 
Mais la fenêtre s'ouvre et le vent, le vent qui balance bizarrement 
la flamme et le drapeau entoure ma fuite de son manteau. 
La fenêtre s'ouvre: ce n'est pas toi. 
Je le savais bien. 




Henri Michaux

SUR LE CHEMIN DE LA MORT

Sur le chemin de la mort,
Ma mère rencontra une grande banquise ;
Elle voulut parler,
Il était déjà tard ;
Une grande banquise d'ouate.

Elle nous regarda mon frère et moi,
Et puis elle pleura.

Nous lui dîmes - mensonge vraiment absurde -
Que nous comprenions bien.
Elle eut alors un si gracieux sourire 
de toute jeune fille,
Qui était vraiment elle,
Un si joli sourire presqu'espiégle ;
Ensuite elle fut prise dans l'Opaque.





REPOS DANS LE MALHEUR

Le Malheur, mon grand laboureur,
Le Malheur, assoies-toi,
Repose-toi,
Reposons-nous un peu toi et moi,
Repose,
Tu me trouves, tu m'éprouves, tu me le prouves.
Je suis ta ruine.

Mon grand théâtre, mon havre, mon âtre,
Ma cave d'or,
Mon avenir, ma vraie mère, mon horizon.
Dans ta lumière, dans ton ampleur, dans mon horreur,
Je m'abandonne.

(poèmes extrait de " Plume ") 


POUR TOI MON AMOUR
Jacques Prévert

Je suis allé au marché aux oiseaux
Et j'ai acheté des oiseaux
Pour toi
mon amour
Je suis allé au marché aux fleurs
Et j'ai acheté des fleurs
Pour toi
mon amour
Je suis allé au marché à la ferraile
Et j'ai acheté des chaînes
De lourdes chaînes
Pour toi
mon amour
Et puis je suis allé au marché aux esclaves
Et je j'ai cherchée
Mais je ne t'ai pas trouvée
mon amour.



LE TEMPS PERDU
Jacques Prévert

Devant la porte de l'usine
le travailleur soudain s'arrête
le beau temps l'a tiré par la veste
et comme il se retourne
et regarde le soleil
tout rouge tout rond
souriant dans son ciel de plomb
il cligne de l'œil
familièrement
Dis donc camarade Soleil
tu ne trouves pas
que c'est plutôt con
de donner une journée pareille
à un patron?

JAQUES PREVERT

L'adieu
Guillaume Apollinaire

J'ai cueilli ce brin de bruyère
L'automne est morte souviens-t'en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps Brin de bruyère
Et souviens-toi que je t'attends

°°°°°°°°°°°

Quelques points de repères sur la vie de Léonard Cohen 
 

Né le 01.09.1934 à Montréal, Léonard Cohen est issu d’un père polonais immigré au milieu du XIXe siècle et d’une mère lituanienne fuyant la Russie stalinienne. Il grandit dans le milieu très aisé de la grande bourgeoisie anglophone de Montréal au sein d’“ une famille juive conservatrice ” ainsi qu’il la qualifie lui-même. 
Très jeune, il s’intéresse à la poésie. Frederico Garcia Lorca, le poète irlandais, William Butler Yeats ainsi que les versets de… la Bible auront une influence majeure dans son œuvre. 
En 1956, il publie son premier recueil de poésies, Let Us Compare Mythologies dans lequel il mêle déjà spiritualité et sexualité et participe, en amateur, à quelques expériences musicales sans suite. 

En 1959, il découvre l’Angleterre et part s’installer dans l’île grecque d’Hydra où, séduit par le climat et la qualité de vie, il séjournera sept ans.
Durant cette période, il publie, un recueil de poésie très controversé, Flowers for Hitler (1963) et deux romans, The Favorite Game (1963) et Beautiful Losers (Les perdants magnifiques)(1966).
Ce dernier roman, fait de chroniques drôles et cruelles de la vie du milieu juif montréalais connaîtra un succès d’estime mais, comme les précédents, ne nourrira pas son homme. 
À 32 ans, il décide donc de s’essayer dans la chanson et se retrouve très vite dans l’East Village new-yorkais en compagnie de l’avant-garde musicale de l’époque : Bob Dylan, Joan Baez, Joni Mitchell, Tim Buckley (le père de Jeff), Lou Reed, Jackson Brown, Andy Warhol, Allen Ginsberg et Nico dont il tombera amoureux… “ Take This Longing ”
Le producteur John Hammond l’aidera à signer chez CBS. 
Son premier disque, The Songs of Léonard Cohen, sort en 1968 ; le succès est immédiat tant aux USA ou au Canada qu’en Europe. Avec des textes d’une qualité rare, une guitare, quelques chœurs féminins, des arrangements dépouillés à l’extrême et sa voix grave, profonde, à la limite du lugubre, Léonard Cohen a trouvé sa voie et ne s’en écartera guère durant sa longue carrière. Fait rarissime, “ Suzanne ”, “ The Stranger Song ”, “ So Long Marianne ”, “ Sisters Of Mercy ”, “ Hey that’s no way to say goodbye ” deviennent immédiatement des classiques. 
En 1969, rebelotte avec Songs from A Room, et ses deux véritables chefs d’œuvre, “ Bird On A Wire ” et la reprise de “ The Partisan ” (1). Seul véritable changement, cet album aborde plus frontalement que le précédent, ses préoccupations métaphysiques et religieuses (dont toute son œuvre future sera emprunte), l’engagement politique, la drogue, le suicide.
En France, son passage à l’Olympia marquera sa consécration. De ce récital sortira, en 1973, un live : Live Songs. 
En 1971, le 3e album intitulé Songs of Love and Peace, longuement mûri et travaillé en studio, sort dans une période de dépression de l’artiste. Le ton des chansons qui déjà ne reflétait pas une franche gaieté, s’en ressent ; de plus, l’apparition de cuivres et de cordes dans l’orchestration est diversement appréciée (sans doute par ceux qui contestaient à Bob Dylan le droit d’électrifier sa guitare !). De grands titres quand même avec “ Joan Of Arc ” et “ Famous Blue Raincoat ” et… toujours la voix basse, à la sensualité lasse de Léonard qui nous ravage ! 
Il prend alors quelques distances avec la chanson, vit à Nashville avec Suzanne Elrod qui lui donne deux enfants avant qu’ils ne se séparent. 
Il part quelques temps en Israël où éclate la guerre du Kippour et chante pour les combattants son nouvel album, New Skin For The Old Ceremony (1973) qui ne rencontre pas le succès des précédents, à l’exception du tube “ Lover, Lover, Lover ” et de “ Chelsea Hotel ”, bel et tendre hommage dédié à la mémoire de Janis Joplin. 
En 1977, sort Death Of Ladies’ Man, réalisé en duo : à Cohen, les textes et à Phil Spector, producteur à la mode des années 70, la musique et les arrangements. Le résultat est décevant, la grandiloquence de l’orchestration ne respectant pas l’univers intime du poète. En tout cas, l’expérience ne sera pas renouvelée et les disques suivants retrouveront un classicisme qui sied mieux à l’artiste. 
Suivront ensuite une série de très bons albums sans toutefois, toujours à mon avis, atteindre la richesse et le caractère émotionnel des premiers disques à l’exception d’I’m Your Man : 
- 1979 : Recent Songs 
- 1984 : Various Positions, très bon album emprunt de mysticisme dont le titre phare, “ Allelujah ” fut repris magnifiquement par Jeff Buckley. 
- 1988 : I’m Your Man, le plus réussi et le plus évident de cette période. Intemporellement beau. Un disque riche, magnifique et sans faiblesse, mélodies imparables et textes de toute beauté : Pas moins de six grandes chansons (sur huit…) : “ First we take Manhattan ”, “ Aint’no cure for love ”, “ Everybody knows ”, “ I’m your man ”, “ Take this waltz ” (sur un poème de García Lorca), “ Tower of Song ”.
Et toujours cette voix qui vous donne des frissons ! 
- 1992 : The Future, un disque sombre et grave en forme de manifeste politique. 
En 1994, épuisé par une tournée marathon et des excès divers (il a toujours revendiqué une nature tourmentée, des angoisses, des femmes, du vin et du Prozac), il opte pour le dépouillement et se retire dans la communauté bouddhiste de Mount Baldy auprès de son vieux maître et ami, Sasaki Roshy.
Pendant quelques années, en toute humilité, il médite, fait la cuisine et écrit pas moins de 250 poèmes qu’il envisage de publier sous le titre, The Book of Longing (Le Livre du Désir). À ma connaissance, non encore paru à ce jour… 
Au printemps 1999, “ lassé de faire la vaisselle ”, il sortira de sa retraite pour s’installer dans un pavillon très ordinaire de Los Angeles et préparer son nouvel album, Ten New Songs qui sera commercialisé en France en septembre 2001. 
En 2000, parution d’un live enregistré en 1979 au cours d’une série de concerts à Londres et Bright : Field Commander Cohen : Tour 1979. 
En septembre 2001, à propos de la sortie de Ten New Songs Léonard Cohen déclarait ce qui en fait, pourrait s’appliquer à l’ensemble de son œuvre musicale : 

“ Les chansons ont d’abord pour vertu de caresser et de réconforter l’auditeur : il n’est pas nécessaire d’aller au fond de ce qu’elles vous murmurent, vous pouvez simplement vous laisser porter par le groove ou le feeling général. Mais il y a des portes et des fenêtres dans ce décor. Si vous avez un peu de temps, si vous éprouvez un peu l’envie (…), vous pouvez pousser l’une de ces portes et pénétrer dans une autre pièce. Mon seul espoir, alors, c’est que vous ne soyez pas trop déçus par le mobilier que vous trouverez là derrière… ” 

Somme toute, une leçon de modestie à méditer et sûrement la meilleure façon de découvrir le cheminement d’un artiste hors du commun qui au fil de ses albums, a “ transformé son œuvre en un gigantesque chantier métaphysique ”. 

JANUS 

Références utilisées : 
- Michka Assayas : Dictionnaire du Rock, Robert Laffont, 

Chaque caillou rêve de lui-même, 
Chaque feuille a un projet.
Le soleil a le désir
de voyager sur un rayon.
Vaincu je ne peux offrir
mon coeur à la paix sainte
parce que je rêve de chaînes
et je rêve de liberté.
J'ai dit cela au prisonnier
qui a tué celui que je hais.
J'ai dit cela au mineur qui
a extrait mon assiette d'or.
Ainsi je vis en enfer
car je rêve que l'enfer est
la distance que j'ose mettre
entre ma main et la sienne.

J'ai rêvé de mon corps cette nuit,
J'ai rêvé de l'univers,
J'ai rêvé un millier d'années
afin de répéter
les sept jours des merveilles
quand, tiré de la brume
j'étais vêtu de nudité
et souffrais d'exister.

J'ai rêvé qu'on me donnait une chanson
comme seule preuve
que ma vraie demeure avec toi
n'a ni poutres ni chevrons,
ni fenêtres pour voir au-dehors,
ni miroirs pour voir au-dedans,
ni chansons pour en sortir,
ni mort pour commencer.

O mon enfant voici ton rêve humain,
voici ton sommeil humain
et ne désire pas tant grimper
loin de ce qui est sain et profond.
J'aime le rêve que tu as commencé
sous l'arbre toujours vert.
J'aime le caillou et le soleil
et tout ce qui se trouve entre eux.

Et pour cette conversation
dans la première lumière de l'aube,
J'offre ces jours mesquins
qui s'effilochent sous tes yeux.
Et je ne sais combien de jours
passeront avant ma délivrance
et ce qui restera de cette chanson
que tu as mise sur la langue de ta créature.


Leonard Cohen

René Char 
(1907-1988) 
in "Commune présence"

Pyrénées

Montagne des grands abusés,
Au sommet de vos tours fiévreuses
Faiblit la dernière clarté.

Rien que le vide et l'avalanche,
La détresse et le regret!

Tous ces troubadours mal-aimés
Ont vu blanchir dans un été
Leur doux royaume pessimiste.

Ah! la neige est inexorable
Qui aime qu'on souffre à ses pieds,
Qui veut que l'on meure glacé
Quand on a vécu dans les sables.








Dernière mise à jour : jeudi 17 juin 2004

 

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