VICTOR HUGO
1802 - 1885

 

Fonction du poète
(extrait)

Peuples ! écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n'est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots.

C'est lui qui, malgré les épines,
L'envie et la dérision,
Marche, courbé dans vos ruines,
Ramassant la tradition.
De la tradition féconde
Sort tout ce qui couvre le monde,
Tout ce que le ciel peut bénir.
Toute idée, humaine ou divine,
Qui prend le passé pour racine
A pour feuillage l'avenir.

Il rayonne ! il jette sa flamme
Sur l'éternelle vérité !
Il la fait resplendir pour l'âme
D'une merveilleuse clarté.
Il inonde de sa lumière
Ville et désert, Louvre et chaumière,
Et les plaines et les hauteurs ;
À tous d'en haut il la dévoile ;
Car la poésie est l'étoile
Qui mène à Dieu rois et pasteurs !

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Le Mot

Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites
Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes.
Tout, la haine et le deuil ! - Et ne m'objectez pas
Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas... -
Écoutez bien ceci :

Tête-à-tête, en pantoufle,
Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l'oreille au plus mystérieux
De vos amis de cœur, ou, si vous l'aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d'une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu ;
Ce mot que vous croyez que l'on n'a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre !
Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin.
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
- Au besoin, il prendrait des ailes, comme l'aigle ! -
Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera.
Il suit le quai, franchit la place, et cetera,
Passe l'eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez l'individu dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l'étage ; il a la clé,
Il monte l'escalier, ouvre la porte, passe,
Entre, arrive, et, railleur, regardant l'homme en face,
Dit : - Me voilà ! je sors de la bouche d'un tel. 

- Et c'est fait. Vous avez un ennemi mortel.


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A propos de dona Rosa
A Mérante

Au printemps, quand les nuits sont claires, 
Quand on voit, vagues tourbillons, 
Voler sur les fronts les chimères 
Et dans les fleurs les papillons,

Pendant la floraison des fèves, 
Quand l'amant devient l'amoureux, 
Quand les hommes, en proie aux rêves, 
Ont toutes ces mouches sur eux,

J'estime qu'il est digne et sage 
De ne point prendre un air vainqueur, 
Et d'accepter ce doux passage 
De la saison sur notre coeur.

A quoi bon résister aux femmes, 
Qui ne résistent pas du tout ? 
Toutes les roses sont en flammes ; 
Une guimpe est de mauvais goût.

Trop heureux ceux à qui les belles 
Font la violence d'aimer !
A quoi sert-il d'avoir des ailes, 
Sinon pour les laisser plumer ?

Ô Mérante, il n'est rien qui vaille 
Ces purs attraits, tendres tyrans, 
Un sourire qui dit : Bataille ! 
Un soupir qui dit : Je me rends !

Et je donnerais la Castille 
Et ses plaines en amadou 
Pour deux yeux sous une mantille, 
Fiers, et venant on ne sait d'où.


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Après la bataille

Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d'un seul housard qu'il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d'une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l'ombre entendre un faible bruit.
C'était un Espagnol de l'armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu'à moitié.
Et qui disait: " A boire! à boire par pitié ! "
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit: "Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. "
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l'homme, une espèce de maure,
Saisit un pistolet qu'il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant: "Caramba! "
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
" Donne-lui tout de même à boire ", dit mon père.


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 (recueil: dernière gerbe)


Au point du jour

Au point du jour, souvent en sursaut, je me lève, 
Éveillé par l'aurore, ou par la fin d'un rêve, 
Ou par un doux oiseau qui chante, ou par le vent. 
Et vite je me mets au travail, même avant 
Les pauvres ouvriers qui près de moi demeurent. 
La nuit s'en va. Parmi les étoiles qui meurent 
Souvent ma rêverie errante fait un choix. 
Je travaille debout, regardant à la fois 
Éclore en moi l'idée et là-haut l'aube naître. 
Je pose l'écritoire au bord de la fenêtre 
Que voile et qu'assombrit, comme un antre de loups, 
Une ample vigne vierge accrochée à cent clous, 
Et j'écris au milieu des branches entr'ouvertes, 
Essuyant par instants ma plume aux feuilles vertes.

°°°°°°°°°°°

 

A qui donc sommes-nous ? 

A qui donc sommes-nous ? Qui nous a ? qui nous mène ? 
Vautour fatalité, tiens-tu la race humaine ? 
Oh ! parlez, cieux vermeils, 
L'âme sans fond tient-elle aux étoiles sans nombre ? 
Chaque rayon d'en haut est-il un fil de l'ombre 
Liant l'homme aux soleils ? 

Est-ce qu'en nos esprits, que l'ombre a pour repaires, 
Nous allons voir rentrer les songes de nos pères ? 
Destin, lugubre assaut ! 
O vivants, serions-nous l'objet d'une dispute ? 
L'un veut-il notre gloire, et l'autre notre chute ? 
Combien sont-ils là-haut ? 

Jadis, au fond du ciel, aux yeux du mage sombre, 
Deux joueurs effrayants apparaissaient dans l'ombre. 
Qui craindre? qui prier ? 
Les Manès frissonnants, les pâles Zoroastres 
Voyaient deux grandes mains qui déplaçaient les astres 
Sur le noir échiquier. 

Songe horrible! le bien, le mal, de cette voûte 
Pendent-ils sur nos fronts ? Dieu, tire-moi du doute! 
O sphinx, dis-moi le mot ! 
Cet affreux rêve pèse à nos yeux qui sommeillent, 
Noirs vivants! heureux ceux qui tout à coup s'éveillent 
Et meurent en sursaut ! 


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Victor Hugo 
(contemplations)

Aimons toujours ! Aimons encore !...

Aimons toujours ! Aimons encore !
Quand l'amour s'en va, l'espoir fuit.
L'amour, c'est le cri de l'aurore,
L'amour c'est l'hymne de la nuit.

Ce que le flot dit aux rivages,
Ce que le vent dit aux vieux monts,
Ce que l'astre dit aux nuages,
C'est le mot ineffable : Aimons !

L'amour fait songer, vivre et croire.
Il a pour réchauffer le coeur,
Un rayon de plus que la gloire,
Et ce rayon c'est le bonheur !

Aime ! qu'on les loue ou les blâme,
Toujours les grand cœurs aimeront :
Joins cette jeunesse de l'âme
A la jeunesse de ton front !

Aime, afin de charmer tes heures !
Afin qu'on voie en tes beaux yeux
Des voluptés intérieures
Le sourire mystérieux !

Aimons-nous toujours davantage !
Unissons-nous mieux chaque jour.
Les arbres croissent en feuillage ;
Que notre âme croisse en amour !

Soyons le miroir et l'image !
Soyons la fleur et le parfum !
Les amants, qui, seuls sous l'ombrage,
Se sentent deux et ne sont qu'un !

Les poètes cherchent les belles.
La femme, ange aux chastes faveurs,
Aime à rafraîchir sous ses ailes
Ces grand fronts brûlants et rêveurs. 

Venez à nous, beautés touchantes !
Viens à moi, toi, mon bien, ma loi !
Ange ! viens à moi quand tu chantes,
Et, quand tu pleures, viens à moi !

Nous seuls comprenons vos extases.
Car notre esprit n'est point moqueur ;
Car les poètes sont les vases
Où les femmes versent leur cœurs.

Moi qui ne cherche dans ce monde
Que la seule réalité,
Moi qui laisse fuir comme l'onde
Tout ce qui n'est que vanité,

Je préfère aux biens dont s'enivre
L'orgueil du soldat ou du roi,
L'ombre que tu fais sur mon livre
Quand ton front se penche sur moi.

Toute ambition allumée
Dans notre esprit, brasier subtil,
Tombe en cendre ou vole en fumée,
Et l'on se dit : " Qu'en reste-t-il ? "

Tout plaisir, fleur à peine éclose
Dans notre avril sombre et terni,
S'effeuille et meurt, lis, myrte ou rose,
Et l'on se dit : " C'est donc fini ! "

L'amour seul reste. O noble femme
Si tu veux dans ce vil séjour,
Garder ta foi, garder ton âme,
Garder ton Dieu, garde l'amour !

Conserve en ton coeur, sans rien craindre,
Dusses-tu pleurer et souffrir,
La flamme qui ne peut s'éteindre
Et la fleur qui ne peut mourir !

 

A la fenêtre, pendant la nuit.

Les étoiles, points d'or, percent les branches noires ;
Le flot huileux et lourd décompose ses moires
Sur l'océan blêmi ;
Les nuages ont l'air d'oiseaux prenant la fuite ;
Par moments le vent parle, et dit des mots sans suite,
Comme un homme endormi.

Tout s'en va. La nature est l'urne mal fermée.
La tempête est écume et la flamme est fumée.
Rien n'est, hors du moment,
L'homme n'a rien qu'il prenne, et qu'il tienne, et qu'il garde.
Il tombe heure par heure, et, ruine, il regarde
Le monde, écroulement.

L'astre est-il le point fixe en ce mouvant problème ?
Ce ciel que nous voyons fut-il toujours le même ?
Le sera-t-il toujours?
L'homme a-t-il sur son front des clartés éternelles ?
Et verra-t-il toujours les mêmes sentinelles
Monter aux mêmes tours ?

Est-il jour ? Est-il nuit ? horreur crépusculaire !

Est-il jour ? Est-il nuit ? horreur crépusculaire ! 
Toute l'ombre est livrée à l'immense colère. 
Coups de foudre, bruits sourds. Pâles, nous écoutons. 
Le supplice imbécile et noir frappe à tâtons. 
Rien de divin ne luit. Rien d'humain ne surnage. 
Le hasard formidable erre dans le carnage, 
Et mitraille un troupeau de vaincus, sans savoir
S'ils croyaient faire un crime ou remplir un devoir. 
L'ombre engloutit Babel jusqu'aux plus hauts étages. 
Des bandits ont tué soixante-quatre otages, 
On réplique en tuant six mille prisonniers. 
On pleure les premiers, on raille les derniers. 
Le vent qui souffle a presque éteint cette veilleuse, 
La conscience. Ô nuit ! brume ! heure périlleuse ! 
Les exterminateurs semblent doux, leur fureur 
Plaît, et celui qui dit : Pardonnez ! fait horreur. 
Ici l'armée et là le peuple ; c'est la France 
Qui saigne ; et l'ignorance égorge l'ignorance. 
Le droit tombe. Excepté Caïn, rien n'est debout. 
Une sorte de crime épars flotte sur tout. 
L'innocent paraît noir tant cette ombre le couvre. 
L'un a brûlé le Louvre. Hein ? Qu'est-ce que le Louvre ? 
Il ne le savait pas. L'autre, horribles exploits, 
Fusille devant lui, stupide. Où sont les lois ? 
Les ténèbres avec leurs sombres soeurs, les flammes, 
Ont pris Paris, ont pris les coeurs, ont pris les âmes. 
Je tue et ne vois pas. Je meurs et ne sais rien. 
Tous mêlés, l'enfant blond, l'affreux galérien, 
Pères, fils, jeunes, vieux, le démon avec l'ange, 
L'homme de la pensée et l'homme de la fange, 
Dans on ne sait quel gouffre expirent à la fois. 
Dans l'effrayant brasier sait-on de quelles voix 
Se compose le cri du boeuf d'airain qui beugle ?

La mort sourde, ô terreur, fauche la foule aveugle.



 

Aimons toujours ! Aimons encore !...


Aimons toujours ! Aimons encore !
Quand l'amour s'en va, l'espoir fuit.
L'amour, c'est le cri de l'aurore,
L'amour c'est l'hymne de la nuit.

Ce que le flot dit aux rivages,
Ce que le vent dit aux vieux monts,
Ce que l'astre dit aux nuages,
C'est le mot ineffable : Aimons !

L'amour fait songer, vivre et croire.
Il a pour réchauffer le coeur,
Un rayon de plus que la gloire,
Et ce rayon c'est le bonheur !

Aime ! qu'on les loue ou les blâme,
Toujours les grand coeurs aimeront :
Joins cette jeunesse de l'âme
A la jeunesse de ton front !

Aime, afin de charmer tes heures !
Afin qu'on voie en tes beaux yeux
Des voluptés intérieures
Le sourire mystérieux !

Aimons-nous toujours davantage !
Unissons-nous mieux chaque jour.
Les arbres croissent en feuillage ;
Que notre âme croisse en amour !

Soyons le miroir et l'image !
Soyons la fleur et le parfum !
Les amants, qui, seuls sous l'ombrage,
Se sentent deux et ne sont qu'un !

Les poètes cherchent les belles.
La femme, ange aux chastes faveurs,
Aime à rafraîchir sous ses ailes
Ces grand fronts brûlants et réveurs. 

Venez à nous, beautés touchantes !
Viens à moi, toi, mon bien, ma loi !
Ange ! viens à moi quand tu chantes,
Et, quand tu pleures, viens à moi !

Nous seuls comprenons vos extases.
Car notre esprit n'est point moqueur ;
Car les poètes sont les vases
Où les femmes versent leur coeurs.

Moi qui ne cherche dans ce monde
Que la seule réalité,
Moi qui laisse fuir comme l'onde
Tout ce qui n'est que vanité,

Je préfère aux biens dont s'enivre
L'orgueil du soldat ou du roi,
L'ombre que tu fais sur mon livre
Quand ton front se penche sur moi.

Toute ambition allumée
Dans notre esprit, brasier subtil,
Tombe en cendre ou vole en fumée,
Et l'on se dit : " Qu'en reste-t-il ? "

Tout plaisir, fleur à peine éclose
Dans notre avril sombre et terni,
S'effeuille et meurt, lis, myrte ou rose,
Et l'on se dit : " C'est donc fini ! "

L'amour seul reste. O noble femme
Si tu veux dans ce vil séjour,
Garder ta foi, garder ton âme,
Garder ton Dieu, garde l'amour !

Conserve en ton coeur, sans rien craindre,
Dusses-tu pleurer et souffrir,
La flamme qui ne peut s'éteindre
Et la fleur qui ne peut mourir !


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Saison des semailles, le soir

C'est le moment crépusculaire.
J'admire, assis sous un portail,
Ce reste de jour dont s'éclaire
La dernière heure du travail.

Dans les terres, de nuit baignées,
Je contemple, ému, les haillons
D'un vieillard qui jette à poignées
La moisson future aux sillons.

Sa haute silhouette noire
Domine les profonds labours.
On sent à quel point il doit croire
A la fuite utile des jours.

Il marche clans la plaine immense,
Va, vient, lance la graine au loin,
Rouvre sa main, et recommence,
Et je médite, obscur témoin,

Pendant que, déployant ses voiles,
L'ombre, où se mêle une rumeur,
Semble élargir jusqu'aux étoiles
Le geste auguste du semeur.

(Recueil : L'art d'être grand-père)

 A des âmes envolées

Ces âmes que tu rappelles,
Mon
cœur, ne reviennent pas.
Pourquoi donc s'obstinent-elles,
Hélas ! à rester là-bas ?

Dans les sphères éclatantes,
Dans l'azur et les rayons,
Sont-elles donc plus contentes
Qu'avec nous qui les aimions ?

Nous avions sous les tonnelles
Une maison près Saint-Leu.
Comme les fleurs étaient belles !
Comme le ciel était bleu !

Parmi les feuilles tombées,
Nous courions au bois vermeil ;
Nous cherchions des scarabées
Sur les vieux murs au soleil ;

On riait de ce bon rire
Qu' Éden jadis entendit,
Ayant toujours à se dire
Ce qu'on s'était déjà dit ;

Je contais la Mère l'Oie ;
On était heureux, Dieu sait !
On poussait des cris de joie
Pour un oiseau qui passait.


Amis, un dernier mot !


Amis, un dernier mot ! - et je ferme à jamais 
Ce livre, à ma pensée étranger désormais. 
Je n'écouterai pas ce qu'en dira la foule. 
Car, qu'importe à la source où son onde s'écoule ? 
Et que m'importe, à moi, sur l'avenir penché, 
Où va ce vent d'automne au souffle desséché 
Qui passe, en emportant sur son aile inquiète 
Et les feuilles de l'arbre et les vers du poète ?

Oui, je suis jeune encore, et quoique sur mon front, 
Où tant de passions et d'oeuvres germeront, 
Une ride de plus chaque jour soit tracée, 
Comme un sillon qu'y fait le soc de ma pensée, 
Dans le cour incertain du temps qui m'est donné, 
L'été n'a pas encor trente fois rayonné. 
Je suis fils de ce siècle ! Une erreur, chaque année, 
S'en va de mon esprit, d'elle-même étonnée, 
Et, détrompé de tout, mon culte n'est resté 
Qu'à vous, sainte patrie et sainte liberté !
Je hais l'oppression d'une haine profonde. 
Aussi, lorsque j'entends, dans quelque coin du monde, 
Sous un ciel inclément, sous un roi meurtrier, 
Un peuple qu'on égorge appeler et crier ; 
Quand, par les rois chrétiens aux bourreaux turcs livrée, 
La Grèce, notre mère, agonise éventrée ; 
Quand l'Irlande saignante expire sur sa croix ; 
Quand Teutonie aux fers se débat sous dix rois ; 
Quand Lisbonne, jadis belle et toujours en fête, 
Pend au gibet, les pieds de Miguel sur sa tête ; 
Lorsqu'Albani gouverne au pays de Caton ; 
Que Naples mange et dort ; lorsqu'avec son bâton, 
Sceptre honteux et lourd que la peur divinise, 
L'Autriche casse l'aile au lion de Venise ; 
Quand Modène étranglé râle sous l'archiduc ; 
Quand Dresde lutte et pleure au lit d'un roi caduc ; 
Quand Madrid se rendort d'un sommeil léthargique ; 
Quand Vienne tient Milan ; quand le lion belgique, 
Courbé comme le boeuf qui creuse un vil sillon, 
N'a plus même de dents pour mordre son bâillon ; 
Quand un Cosaque affreux, que la rage transporte, 
Viole Varsovie échevelée et morte, 
Et, souillant son linceul, chaste et sacré lambeau, 
Se vautre sur la vierge étendue au tombeau ; 
Alors, oh ! je maudis, dans leur cour, dans leur antre, 
Ces rois dont les chevaux ont du sang jusqu'au ventre 
Je sens que le poète est leur juge ! je sens 
Que la muse indignée, avec ses poings puissants, 
Peut, comme au pilori, les lier sur leur trône 
Et leur faire un carcan de leur lâche couronne, 
Et renvoyer ces rois, qu'on aurait pu bénir, 
Marqués au front d'un vers que lira l'avenir !
Oh ! la muse se doit aux peuples sans défense. 
J'oublie alors l'amour, la famille, l'enfance, 
Et les molles chansons, et le loisir serein, 
Et j'ajoute à ma lyre une corde d'airain !

 



(Recueil : Les quatre vents de l'esprit) 


C'est à coups de canon qu'on rend le peuple heureux 

C'est à coups de canon qu'on rend le peuple heureux. 
Nous sommes revenus de tous ces grands mots creux : 
- Progrès, fraternité, mission de la France, 
Droits de l'homme, raison, liberté, tolérance. - 
Socrate est fou ; lisez Lélut qui le confond ; 
Christ, fort socialiste et démagogue au fond, 
Est une renommée en somme très surfaite. 
Terre ! l'obus est Dieu, Paixhans est son prophète. 
Vrai but du genre humain : tuer correctement. 
Les hommes, dont le sabre est l'unique calmant, 
Ont le boulet rayé pour chef-d'oeuvre ; leur astre, 
C'est la clarté qui sort d'une bombe Lancastre, 
Et l'admiration de tout peuple poli 
Va du mortier Armstrong au canon Cavalli. 
Dieu s'est trompé ; César plus haut que lui s'élance ; 
Jéhovah fit le verbe et César le silence. 
Parler, c'est abuser ; penser, c'est usurper. 
La voix sert à se taire et l'esprit à ramper. 
Le monde est à plat ventre, et l'homme, altier naguère, 
Doux et souple aujourd'hui, tremble. - Paix ! dit la guerre. 

(Recueil : Les feuilles d'automne)

 Ce siècle avait deux ans

Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
Le front de l'empereur brisait le masque étroit.
Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de l'air qui vole,
Naquit d'un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu'il fut, ainsi qu'une chimère,
Abandonné de tous, excepté de sa mère,
Et que son cou ployé comme un frêle roseau
Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
Et qui n'avait pas même un lendemain à vivre,
C'est moi. -

Je vous dirai peut-être quelque jour
Quel lait pur, que de soins, que de voeux, que d'amour,
Prodigués pour ma vie en naissant condamnée,
M'ont fait deux fois l'enfant de ma mère obstinée,
Ange qui sur trois fils attachés à ses pas
Épandait son amour et ne mesurait pas !
Ô l'amour d'une mère ! amour que nul n'oublie !
Pain merveilleux qu'un dieu partage et multiplie !
Table toujours servie au paternel foyer !
Chacun en a sa part et tous l'ont tout entier !

Je pourrai dire un jour, lorsque la nuit douteuse
Fera parler les soirs ma vieillesse conteuse,
Comment ce haut destin de gloire et de terreur
Qui remuait le monde aux pas de l'empereur,
Dans son souffle orageux m'emportant sans défense,
A tous les vents de l'air fit flotter mon enfance.
Car, lorsque l'aquilon bat ses flots palpitants,
L'océan convulsif tourmente en même temps
Le navire à trois ponts qui tonne avec l'orage,
Et la feuille échappée aux arbres du rivage !

Maintenant, jeune encore et souvent éprouvé,
J'ai plus d'un souvenir profondément gravé,
Et l'on peut distinguer bien des choses passées
Dans ces plis de mon front que creusent mes pensées.
Certes, plus d'un vieillard sans flamme et sans cheveux,
Tombé de lassitude au bout de tous ses vœux,
Pâlirait s'il voyait, comme un gouffre dans l'onde,
Mon âme où ma pensée habite, comme un monde,
Tout ce que j'ai souffert, tout ce que j'ai tenté,
Tout ce qui m'a menti comme un fruit avorté,
Mon plus beau temps passé sans espoir qu'il renaisse,
Les amours, les travaux, les deuils de ma jeunesse,
Et quoique encore à l'âge où l'avenir sourit,
Le livre de mon cœur à toute page écrit !

Si parfois de mon sein s'envolent mes pensées,
Mes chansons par le monde en lambeaux dispersées ;
S'il me plaît de cacher l'amour et la douleur
Dans le coin d'un roman ironique et railleur ;
Si j'ébranle la scène avec ma fantaisie,
Si j'entre-choque aux yeux d'une foule choisie
D'autres hommes comme eux, vivant tous à la fois
De mon souffle et parlant au peuple avec ma voix ;
Si ma tête, fournaise où mon esprit s'allume,
Jette le vers d'airain qui bouillonne et qui fume
Dans le rythme profond, moule mystérieux
D'où sort la strophe ouvrant ses ailes dans les cieux ;
C'est que l'amour, la tombe, et la gloire, et la vie,
L'onde qui fuit, par l'onde incessamment suivie,
Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j'adore
Mit au centre de tout comme un écho sonore !

D'ailleurs j'ai purement passé les jours mauvais,
Et je sais d'où je viens, si j'ignore où je vais.
L'orage des partis avec son vent de flamme
Sans en altérer l'onde a remué mon âme.
Rien d'immonde en mon cœur, pas de limon impur
Qui n'attendît qu'un vent pour en troubler l'azur !

Après avoir chanté, j'écoute et je contemple,
A l'empereur tombé dressant dans l'ombre un temple,
Aimant la liberté pour ses fruits, pour ses fleurs,
Le trône pour son droit, le roi pour ses malheurs ;
Fidèle enfin au sang qu'ont versé dans ma veine
Mon père vieux soldat, ma mère vendéenne !


A la mère de l'enfant mort

Oh! vous aurez trop dit au pauvre petit ange
Qu'il est d'autres anges là-haut,
Que rien ne souffre au ciel, que jamais rien n'y change,
Qu'il est doux d'y rentrer bientôt;

Que le ciel est un dôme aux merveilleux pilastres,
Une tente aux riches couleurs,
Un jardin bleu rempli de lis qui sont des astres,
Et d'étoiles qui sont des fleurs;

Que c'est un lieu joyeux plus qu'on ne saurait dire,
Où toujours, se laissant charmer,
On a les chérubins pour jouer et pour rire,
Et le bon Dieu pour nous aimer;

Qu'il est doux d'être un coeur qui brûle comme un cierge,
Et de vivre, en toute saison,
Près de l'enfant Jésus et de la sainte Vierge
Dans une si belle maison!

Et puis vous n'aurez pas assez dit, pauvre mère,
A ce fils si frêle et si doux,
Que vous étiez à lui dans cette vie amère,
Mais aussi qu'il était à vous;

Que, tant qu'on est petit, la mère sur nous veille,
Mais que plus tard on la défend;
Et qu'elle aura besoin, quand elle sera vieille,
D'un homme qui soit son enfant;

Vous n'aurez point assez dit à cette jeune âme
Que Dieu veut qu'on reste ici-bas,
La femme guidant l'homme et l'homme aidant la femme,
Pour les douleurs et les combats ;

Si bien qu'un jour, ô deuil ! irréparable perte !
Le doux être s'en est allé !... -
Hélas ! vous avez donc laissé la cage ouverte,
Que votre oiseau s'est envolé !




(Les châtiments - Extraits)

C'est la nuit ; la nuit noire, assoupie et profonde

C'est la nuit ; la nuit noire, assoupie et profonde. 
L'ombre immense élargit ses ailes sur le monde. 
Dans vos joyeux palais gardés par le canon, 
Dans vos lits de velours, de damas, de linon, 
Sous vos chauds couvre-pieds de martres zibelines, 
Sous le nuage blanc des molles mousselines, 
Derrière vos rideaux qui cachent sous leurs plis 
Toutes les voluptés avec tous les oublis, 
Aux sons d'une fanfare amoureuse et lointaine, 
Tandis qu'une veilleuse, en tremblant, ose à peine 
Éclairer le plafond de pourpre et de lampas, 
Vous, duc de Saint-Arnaud, vous, comte de Maupas, 
Vous, sénateurs, préfets, généraux, juges, princes, 
Toi, César, qu'à genoux adorent tes provinces, 
Toi qui rêvas l'empire et le réalisas, 
Dormez, maîtres... - Voici le jour. Debout, forçats !




A une femme ( les feuilles d'automne - Extraits) 

Enfant ! si j'étais roi, je donnerais l'empire,
Et mon char, et mon sceptre, et mon peuple à genoux
Et ma couronne d'or, et mes bains de porphyre,
Et mes flottes, à qui la mer ne peut suffire,
Pour un regard de vous !

Si j'étais Dieu, la terre et l'air avec les ondes,
Les anges, les démons courbés devant ma loi,
Et le profond chaos aux entrailles fécondes,
L'éternité, l'espace, et les cieux, et les mondes,
Pour un baiser de toi !

 

(Recueil : Les quatre vents de l'esprit)

 

C'est à coups de canon qu'on rend le peuple heureux

C'est à coups de canon qu'on rend le peuple heureux.
Nous sommes revenus de tous ces grands mots creux :
- Progrès, fraternité, mission de la France,
Droits de l'homme, raison, liberté, tolérance. -
Socrate est fou ; lisez Lélut qui le confond ;
Christ, fort socialiste et démagogue au fond,
Est une renommée en somme très surfaite.
Terre ! l'obus est Dieu, Paixhans est son prophète.
Vrai but du genre humain : tuer correctement.
Les hommes, dont le sabre est l'unique calmant,
Ont le boulet rayé pour chef-d'oeuvre ; leur astre,
C'est la clarté qui sort d'une bombe Lancastre,
Et l'admiration de tout peuple poli
Va du mortier Armstrong au canon Cavalli.
Dieu s'est trompé ; César plus haut que lui s'élance ;
Jéhovah fit le verbe et César le silence.
Parler, c'est abuser ; penser, c'est usurper.
La voix sert à se taire et l'esprit à ramper.
Le monde est à plat ventre, et l'homme, altier naguère,
Doux et souple aujourd'hui, tremble. - Paix ! dit la guerre.



Aimons toujours ! Aimons encore ! 
Les contemplations


Aimons toujours ! Aimons encore ! 
Quand l'amour s'en va, l'espoir fuit. 
L'amour, c'est le cri de l'aurore, 
L'amour c'est l'hymne de la nuit. 

Ce que le flot dit aux rivages, 
Ce que le vent dit aux vieux monts, 
Ce que l'astre dit aux nuages, 
C'est le mot ineffable : Aimons ! 

L'amour fait songer, vivre et croire. 
Il a pour réchauffer le cœur, 
Un rayon de plus que la gloire, 
Et ce rayon c'est le bonheur ! 

Aime ! qu'on les loue ou les blâme, 
Toujours les grand cœurs aimeront : 
Joins cette jeunesse de l'âme 
A la jeunesse de ton front ! 

 

 

(Recueil : L'année terrible)


A qui la faute ?

Tu viens d'incendier la Bibliothèque ?

- Oui.
J'ai mis le feu là.

- Mais c'est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C'est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C'est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l'aurore.
Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d'œuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l'homme antique, dans l'histoire,
Dans le passé, leçon qu'épelle l'avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyle terribles,
Des Homère, des jobs, debout sur l'horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l'esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C'est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;
Il luit; parce qu'il brille et qu'il les illumine,
Il détruit l'échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d'esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L'âme immense qu'ils ont en eux, en toi s'éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu'eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t'enseignent ainsi que l'aube éclaire un cloître
À mesure qu'il plonge en ton coeur plus avant,
Leur chaud rayon t'apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l'homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C'est à toi comprends donc, et c'est toi qui l'éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l'erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un noeud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l'ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c'est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !

- Je ne sais pas lire.





Amis, un dernier mot !

Amis, un dernier mot ! - et je ferme à jamais
Ce livre, à ma pensée étranger désormais.
Je n'écouterai pas ce qu'en dira la foule.
Car, qu'importe à la source où son onde s'écoule ?
Et que m'importe, à moi, sur l'avenir penché,
Où va ce vent d'automne au souffle desséché
Qui passe, en emportant sur son aile inquiète
Et les feuilles de l'arbre et les vers du poète ?

Oui, je suis jeune encore, et quoique sur mon front,
Où tant de passions et d'œuvres germeront,
Une ride de plus chaque jour soit tracée,
Comme un sillon qu'y fait le soc de ma pensée,
Dans le cour incertain du temps qui m'est donné,
L'été n'a pas encor trente fois rayonné.
Je suis fils de ce siècle ! Une erreur, chaque année,
S'en va de mon esprit, d'elle-même étonnée,
Et, détrompé de tout, mon culte n'est resté
Qu'à vous, sainte patrie et sainte liberté !
Je hais l'oppression d'une haine profonde.
Aussi, lorsque j'entends, dans quelque coin du monde,
Sous un ciel inclément, sous un roi meurtrier,
Un peuple qu'on égorge appeler et crier ;
Quand, par les rois chrétiens aux bourreaux turcs livrée,
La Grèce, notre mère, agonise éventrée ;
Quand l'Irlande saignante expire sur sa croix ;
Quand Teutonie aux fers se débat sous dix rois ;
Quand Lisbonne, jadis belle et toujours en fête,
Pend au gibet, les pieds de Miguel sur sa tête ;
Lorsqu' Albani gouverne au pays de Caton ;
Que Naples mange et dort ; lorsqu'avec son bâton,
Sceptre honteux et lourd que la peur divinise,
L'Autriche casse l'aile au lion de Venise ;
Quand Modène étranglé râle sous l'archiduc ;
Quand Dresde lutte et pleure au lit d'un roi caduc ;
Quand Madrid se rendort d'un sommeil léthargique ;
Quand Vienne tient Milan ; quand le lion Belgique,
Courbé comme le bœuf qui creuse un vil sillon,
N'a plus même de dents pour mordre son bâillon ;
Quand un Cosaque affreux, que la rage transporte,
Viole Varsovie échevelée et morte,
Et, souillant son linceul, chaste et sacré lambeau,
Se vautre sur la vierge étendue au tombeau ;
Alors, oh ! je maudis, dans leur cour, dans leur antre,
Ces rois dont les chevaux ont du sang jusqu'au ventre
Je sens que le poète est leur juge ! je sens
Que la muse indignée, avec ses poings puissants,
Peut, comme au pilori, les lier sur leur trône
Et leur faire un carcan de leur lâche couronne,
Et renvoyer ces rois, qu'on aurait pu bénir,
Marqués au front d'un vers que lira l'avenir !
Oh ! la muse se doit aux peuples sans défense.
J'oublie alors l'amour, la famille, l'enfance,
Et les molles chansons, et le loisir serein,
Et j'ajoute à ma lyre une corde d'airain !

Le Mot

      Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites
      Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.
      Tout peut sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes.
      Tout, la haine et le deuil ! - Et ne m'objectez pas
      Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas... -
      Écoutez bien ceci :

      Tête-à-tête, en pantoufle,
      Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
      Vous dites à l'oreille au plus mystérieux
      De vos amis de cœur, ou, si vous l'aimez mieux,
      Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
      Dans le fond d'une cave à trente pieds sous terre,
      Un mot désagréable à quelque individu ;
      Ce mot que vous croyez que l'on n'a pas entendu,
      Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,
      Court à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre !
      Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin.
      Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
      De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
      - Au besoin, il prendrait des ailes, comme l'aigle ! -
      Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera.
      Il suit le quai, franchit la place, et cetera,
      Passe l'eau sans bateau dans la saison des crues,
      Et va, tout à travers un dédale de rues,
      Droit chez l'individu dont vous avez parlé.
      Il sait le numéro, l'étage ; il a la clé,
      Il monte l'escalier, ouvre la porte, passe,
      Entre, arrive, et, railleur, regardant l'homme en face,
      Dit : - Me voilà ! je sors de la bouche d'un tel. 

      - Et c'est fait. Vous avez un ennemi mortel.




A une jeune fille


Vous qui ne savez pas combien l'enfance est belle,
Enfant ! n'enviez point notre âge de douleurs,
Où le coeur tour à tour est esclave et rebelle,
Où le rire est souvent plus triste que vos pleurs.

Votre âge insouciant est si doux qu'on l'oublie !
Il passe, comme un souffle au vaste champ des airs,
Comme une voix joyeuse en fuyant affaiblie,
Comme un alcyon sur les mers.

Oh ! ne vous hâtez point de mûrir vos pensées !
Jouissez du matin, jouissez du printemps ;
Vos heures sont des fleurs l'une à l'autre enlacées ;
Ne les effeuillez pas plus vite que le temps.

Laissez venir les ans ! Le destin vous dévoue,
Comme nous, aux regrets, à la fausse amitié,
A ces maux sans espoir que l'orgueil désavoue,
A ces plaisirs qui font pitié.

Riez pourtant ! du sort ignorez la puissance
Riez ! n'attristez pas votre front gracieux,
Votre oeil d'azur, miroir de paix et d'innocence,
Qui révèle votre âme et réfléchit les cieux !



Bêtise de la guerre

Ouvrière sans yeux, Pénélope imbécile, 
Berceuse du chaos où le néant oscille, 
Guerre, ô guerre occupée au choc des escadrons, 
Toute pleine du bruit furieux des clairons, 
Ô buveuse de sang, qui, farouche, flétrie, 
Hideuse, entraîne l'homme en cette ivrognerie, 
Nuée où le destin se déforme, où Dieu fuit, 
Où flotte une clarté plus noire que la nuit, 
Folle immense, de vent et de foudres armée, 
A quoi sers-tu, géante, à quoi sers-tu, fumée, 
Si tes écroulements reconstruisent le mal, 
Si pour le bestial tu chasses l'animal, 
Si tu ne sais, dans l'ombre où ton hasard se vautre, 
Défaire un empereur que pour en faire un autre ?

                       ...........

La fenêtre, pendant la nuit        

Les étoiles, points d'or, percent les branches noires ;
Le flot huileux et lourd décompose ses moires
Sur l'océan blêmi ;
Les nuages ont l'air d'oiseaux prenant la fuite ;
Par moments le vent parle, et dit des mots sans suite,
Comme un homme endormi.

Tout s'en va. La nature est l'urne mal fermée.
La tempête est écume et la flamme est fumée.
Rien n'est, hors du moment,
L'homme n'a rien qu'il prenne, et qu'il tienne, et qu'il garde.
Il tombe heure par heure, et, ruine, il regarde
Le monde, écroulement.

L'astre est-il le point fixe en ce mouvant problème ?
Ce ciel que nous voyons fut-il toujours le même ?
Le sera-t-il toujours?
L'homme a-t-il sur son front des clartés éternelles ?
Et verra-t-il toujours les mêmes sentinelles
Monter aux mêmes tours ? [...]

L'aurore ( Les contemplations )


Un jour je vis, debout au bord des flots mouvants
Passer, gonflant ses voiles,
Un rapide navire enveloppé de vents,
De vagues et d'étoiles ;

Et j'entendis, penché sur l'abîme des cieux
Que l'autre abîme touche,
Me parler à l'oreille une voix dont mes yeux
Ne voyaient pas la bouche:

- Poète, tu fais bien! Poète au triste front,
Tu rêves près des ondes,
Et tu tires des mers bien des choses qui sont
Sous les vagues profondes!

La mer, c'est le Seigneur, que, misère ou bonheur,
Tout destin montre et nomme ;
Le vent, c'est le Seigneur ; l'astre, c'est le Seigneur ;
Le navire, c'est l'homme. -


Juin 1839. 

 

Veni, vidi, vixi

J'ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs
Je marche, sans trouver de bras qui me secourent,
Puisque je ris à peine aux enfants qui m'entourent,
Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs ;

Puisqu'au printemps, quand Dieu met la nature en fête,
J'assiste, esprit sans joie, à ce splendide amour ;
Puisque je suis à l'heure où l'homme fuit le jour,
Hélas ! et sent de tout la tristesse secrète ;

Puisque l'espoir serein dans mon âme est vaincu ;
Puisqu'en cette saison des parfums et des roses,
Ô ma fille ! j'aspire à l'ombre où tu reposes,
Puisque mon coeur est mort, j'ai bien assez vécu.

Je n'ai pas refusé ma tâche sur la terre.
Mon sillon ? Le voilà. Ma gerbe ? La voici.
J'ai vécu souriant, toujours plus adouci,
Debout, mais incliné du côté du mystère.

J'ai fait ce que j'ai pu ; j'ai servi, j'ai veillé,
Et j'ai vu bien souvent qu'on riait de ma peine.
Je me suis étonné d'être un objet de haine,
Ayant beaucoup souffert et beaucoup travaillé.

Dans ce bagne terrestre où ne s'ouvre aucune aile,
Sans me plaindre, saignant, et tombant sur les mains,
Morne, épuisé, raillé par les forçats humains,
J'ai porté mon chaînon de la chaîne éternelle.

Maintenant, mon regard ne s'ouvre qu'à demi ;
Je ne me tourne plus même quand on me nomme ;
Je suis plein de stupeur et d'ennui, comme un homme
Qui se lève avant l'aube et qui n'a pas dormi.

Je ne daigne plus même, en ma sombre paresse,
Répondre à l'envieux dont la bouche me nuit.
Ô Seigneur, ! ouvrez-moi les portes de la nuit,
Afin que je m'en aille et que je disparaisse !

Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres,
Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux ;
Maintenant que je suis sous les branches des arbres,
Et que je puis songer à la beauté des cieux ;
 
Maintenant que du deuil qui m'a fait l'âme obscure
Je sors, pâle et vainqueur,
Et que je sens la paix de la grande nature
Qui m'entre dans le cœur ;
 
Maintenant que je puis, assis au bord des ondes,
Ému par ce superbe et tranquille horizon,
Examiner en moi les vérités profondes
Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon ;

 
Maintenant, ô mon Dieu ! que j'ai ce calme sombre
De pouvoir désormais
Voir de mes yeux la pierre où je sais que dans l'ombre
Elle dort pour jamais ;
 
Maintenant qu'attendri par ces divins spectacles,
Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté,
Voyant ma petitesse et voyant vos miracles,
Je reprends ma raison devant l'immensité ;
 
Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire ;
Je vous porte, apaisé,
Les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire
Que vous avez brisé ;
 
Je viens à vous, Seigneur ! confessant que vous êtes
Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !
Je conviens que vous seul savez ce que vous faites,
Et que l'homme n'est rien qu'un jonc qui tremble au vent ;
 
Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme
Ouvre le firmament ;
Et que ce qu'ici-bas nous prenons pour le terme
Est le commencement ;
 
Je conviens à genoux que vous seul, père auguste,
Possédez l'infini, le réel, l'absolu ;
Je conviens qu'il est bon, je conviens qu'il est juste
Que mon coeur ait saigné, puisque Dieu l'a voulu !
 
Je ne résiste plus à tout ce qui m'arrive
Par votre volonté.
L'âme de deuils en deuils, l'homme de rive en rive,
Roule à l'éternité.
 
Nous ne voyons jamais qu'un seul côté des choses ;
L'autre plonge en la nuit d'un mystère effrayant.
L'homme subit le joug sans connaître les causes.
Tout ce qu'il voit est court, inutile et fuyant.
 
Vous faites revenir toujours la solitude
Autour de tous ses pas.
Vous n'avez pas voulu qu'il eût la certitude
Ni la joie ici-bas !
 
Dès qu'il possède un bien, le sort le lui retire.
Rien ne lui fut donné, dans ses rapides jours,
Pour qu'il s'en puisse faire une demeure, et dire :
C'est ici ma maison, mon champ et mes amours !
 
Il doit voir peu de temps tout ce que ses yeux voient ;
Il vieillit sans soutiens.
Puisque ces choses sont, c'est qu'il faut qu'elles soient ;
J'en conviens, j'en conviens !
 
Le monde est sombre, ô Dieu ! l'immuable harmonie
Se compose des pleurs aussi bien que des chants ;
L'homme n'est qu'un atome en cette ombre infinie,
Nuit où montent les bons, où tombent les méchants.
 
Je sais que vous avez bien autre chose à faire
Que de nous plaindre tous,
Et qu'un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,
Ne vous fait rien, à vous !
 
Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue ;
Que l'oiseau perd sa plume et la fleur son parfum ;
Que la création est une immense roue
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu'un ;
 
Les mois, les jours, les flots des mers, les yeux qui pleurent,
Passent sous le ciel bleu ;
Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent ;
Je le sais, ô mon Dieu !
 
De vos cieux, au-delà de la sphère des nues,
Au fond de cet azur immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues
Où la douleur de l'homme entre comme élément.
 
Peut-être est-il utile à vos desseins sans nombre
Que des êtres charmants
S'en aillent, emportés par le tourbillon sombre
Des noirs événements.
 
Nos destins ténébreux vont sous des lois immenses
Que rien ne déconcerte et que rien n'attendrit.
Vous ne pouvez avoir de subites clémences
Qui dérangent le monde, ô Dieu, tranquille esprit !
 
Je vous supplie, ô Dieu ! de regarder mon âme,
Et de considérer
Qu'humble comme un enfant et doux comme une femme
Je viens vous adorer !
 
Considérez encor que j'avais, dès l'aurore,
Travaillé, combattu, pensé, marché, lutté,
Expliquant la nature à l'homme qui l'ignore,
Éclairant toute chose avec votre clarté ;
 
Que j'avais, affrontant la haine et la colère,
Fait ma tâche ici-bas,
Que je ne pouvais pas m'attendre à ce salaire,
Que je ne pouvais pas
 
Prévoir que, vous aussi, sur ma tête qui ploie,
Vous appesantiriez votre bras triomphant,
Et que, vous qui voyiez comme j'ai peu de joie,
Vous me reprendriez si vite mon enfant !
 
Qu'une âme ainsi frappée à se plaindre est sujette,
Que j'ai pu blasphémer,
Et vous jeter mes cris comme un enfant qui jette
Une pierre à la mer !
 
Considérez qu'on doute, ô mon Dieu ! quand on souffre,
Que l'oeil qui pleure trop finit par s'aveugler.
Qu'un être que son deuil plonge au plus noir du gouffre,
Quand il ne vous voit plus, ne peut vous contempler,
 
Et qu'il ne se peut pas que l'homme, lorsqu'il sombre
Dans les afflictions,
Ait présente à l'esprit la sérénité sombre
Des constellations !
 
Aujourd'hui, moi qui fus faible comme une mère,
Je me courbe à vos pieds devant vos cieux ouverts.
Je me sens éclairé dans ma douleur amère
Par un meilleur regard jeté sur l'univers.
 
Seigneur, je reconnais que l'homme est en délire,
S'il ose murmurer ;
Je cesse d'accuser, je cesse de maudire,
Mais laissez-moi pleurer !
 
Hélas ! laissez les pleurs couler de ma paupière,
Puisque vous avez fait les hommes pour cela !
Laissez-moi me pencher sur cette froide pierre
Et dire à mon enfant : Sens-tu que je suis là ?
 
Laissez-moi lui parler, incliné sur ses restes,
Le soir, quand tout se tait,
Comme si, dans sa nuit rouvrant ses yeux célestes,
Cet ange m'écoutait !
 
Hélas ! vers le passé tournant un oeil d'envie,
Sans que rien ici-bas puisse m'en consoler,
Je regarde toujours ce moment de ma vie
Où je l'ai vue ouvrir son aile et s'envoler !
 
Je verrai cet instant jusqu'à ce que je meure,
L'instant, pleurs superflus !
Où je criai : L'enfant que j'avais tout à l'heure,
Quoi donc ! je ne l'ai plus !
 
Ne vous irritez pas que je sois de la sorte,
Ô mon Dieu ! cette plaie a si longtemps saigné !
L'angoisse dans mon âme est toujours la plus forte,
Et mon coeur est soumis, mais n'est pas résigné.
 
Ne vous irritez pas ! fronts que le deuil réclame,
Mortels sujets aux pleurs,
Il nous est malaisé de retirer notre âme
De ces grandes douleurs.
 
Voyez-vous, nos enfants nous sont bien nécessaires,
Seigneur ; quand on a vu dans sa vie, un matin,
Au milieu des ennuis, des peines, des misères,
Et de l'ombre que fait sur nous notre destin,
 
Apparaître un enfant, tête chère et sacrée,
Petit être joyeux,
Si beau, qu'on a cru voir s'ouvrir à son entrée
Une porte des cieux ;
 
Quand on a vu, seize ans, de cet autre soi-même
Croître la grâce aimable et la douce raison,
Lorsqu'on a reconnu que cet enfant qu'on aime
Fait le jour dans notre âme et dans notre maison,
 
Que c'est la seule joie ici-bas qui persiste
De tout ce qu'on rêva,
Considérez que c'est une chose bien triste
De le voir qui s'en va !

 


A ma fille Adèle

Tout enfant, tu dormais près de moi, rose et fraîche,
Comme un petit Jésus assoupi dans sa crèche ;
Ton pur sommeil était si calme et si charmant
Que tu n'entendais pas l'oiseau chanter dans l'ombre ;
Moi, pensif, j'aspirais toute la douceur sombre
Du mystérieux firmament.

Et j'écoutais voler sur ta tête les anges ;
Et je te regardais dormir ; et sur tes langes
J'effeuillais des jasmins et des oeillets sans bruit ;
Et je priais, veillant sur tes paupières closes ;
Et mes yeux se mouillaient de pleurs, songeant aux choses
Qui nous attendent dans la nuit.

Un jour mon tour viendra de dormir ; et ma couche,
Faite d'ombre, sera si morne et si farouche
Que je n'entendrai pas non plus chanter l'oiseau ;
Et la nuit sera noire ; alors, ô ma colombe,
Larmes, prière et fleurs, tu rendras à ma tombe
Ce que j'ai fait pour ton berceau.

Villequier, 4 septembre 1847. 

A Madame Louise C.

Le vallon où je vais tous les jours est charmant,
Serein, abandonné, seul sous le firmament,
Plein de ronces en fleurs ; c'est un sourire triste.
II vous fait oublier que quelque chose existe,
Et, sans le bruit des champs remplis de travailleurs,
On ne saurait plus là si quelqu'un vit ailleurs.
Là, l'ombre fait l'amour ; l'idylle naturelle
Rit ; le bouvreuil avec le verdier s'y querelle,
Et la fauvette y met de travers son bonnet ;
C'est tantôt l'aubépine et tantôt le genêt ;
De noirs granits bourrus, puis des mousses riantes ;
Car Dieu fait un poème avec des variantes ;
Comme le vieil Homère, il rabâche parfois,
Mais c'est avec les fleurs, les monts, l'onde et les bois !
Une petite mare est là, ridant sa face,
Prenant des airs de flot pour la fourmi qui passe,
Ironie étalée au milieu du gazon,
Qu'ignore l'océan grondant à l'horizon.
J'y rencontre parfois sur la roche hideuse
Un doux être ; quinze ans, yeux bleus, pieds nus, gardeuse
De chèvres, habitant, au fond d'un ravin noir,
Un vieux chaume croulant qui s'étoile le soir ;
Ses sœurs sont au logis et filent leur quenouille ;
Elle essuie aux roseaux ses pieds que l'étang mouille ;
Chèvres, brebis, béliers, paissent ; quand, sombre esprit,
J'apparais, le pauvre ange a peur, et me sourit ;
Et moi, je la salue, elle étant l'innocence.
Ses agneaux, dans le pré plein de fleurs qui l'encense,
Bondissent, et chacun, au soleil s'empourprant,
Laisse aux buissons, à qui la bise le reprend,
Un peu de sa toison, comme un flocon d'écume.
Je passe, enfant, troupeau, s'effacent dans la brume ;
Le crépuscule étend sur les longs sillons gris
Ses ailes de fantôme et de chauve-souris ;
J'entends encore au loin dans la plaine ouvrière
Chanter derrière moi la douce chevrière,
Et, là-bas, devant moi, le vieux gardien pensif
De l'écume, du flot, de l'algue, du récif,
Et des vagues sans trêve et sans fin remuées,
Le pâtre promontoire au chapeau de nuées,
S'accoude et rêve au bruit de tous les infinis,
Et, dans l'ascension des nuages bénis,
Regarde se lever la lune triomphale,
Pendant que l'ombre tremble, et que l'âpre rafale
Disperse à tous les vents avec son souffle amer
La laine des moutons sinistres de la mer.

Jersey, Grouville, avril 1855