Tristan Corbière
1845-1875

 

ÉPITAPHE 


Sauf les amoureux commençants ou finis qui veulent commencer par la fin il y a tant de choses qui finissent par le commencement que que le commencement commence à finir par être la fin la fin en sera que les amoureux et autres finiront par commencer à recommencer par ce commencement qui aura fini par n'être que la fin retournée ce qui commencera par être égal à l'éternité qui n'a ni fin ni commencement et finira par être aussi finalement égal à la rotation de la terre où l'on aura finit par ne distinguer plus où commence la fin d'où finit le commencement ce qui est le commencement ce qui est toute fin de tout commencement égale à tout commencement de toute fin ce qui est le commencement final de l'infini défini par l'indéfini - Égale une épitaphe égale une préface et réciproquement.

Sagesse des nations

Il se tua d'ardeur, ou mourut de paresse. 
S'il vit, c'est par oubli; voici ce qu'il laisse: 
- Son seul regret fut de n'être pas sa maîtresse. - 

Il ne naquit par aucun bout, 
Fut toujours poussé vent de bout, 
Et ce fut un arlequin-ragoût, 
Mélange adultère de tout. 

Du je-ne-sais-quoi. - Mais ne sachant où; 
De l'or, - mais avec pas le sou; 
Des nerfs, - sans nerf. Vigueur sans force; 
De l'élan, - avec une entorse; 
De l'âme, - et pas de violon; 
De l'amour, - mais pire étalon. 
- Trop de noms pour avoir un nom. - 

Coureur d'idéal, - sans idée; 
Rime riche, - et jamais rimée; 
Sans avoir été, - revenu; 
Se retrouvant partout perdu. 

Poète, en dépit de ses vers; 
Artiste sans art, - à l'envers, 
Philosophe, - à tort et à travers. 

Un drôle sérieux, - pas drôle. 
Acteur, il ne sut pas son rôle; 
Peintre, il jouait de la musette; 
Et musicien: de la palette. 

Une tête! - mais pas de tête; 
Trop fou pour savoir être bête; 
Prenant un trait pour le mot très 
- ses vers faux furent ses seuls vrais. 

Oiseau rare - et de pacotille ; 
Très mâle... et quelquefois très fille; 
Capable de tout, - bon à rien ; 
Gâchant bien le mal, mal le bien. 
Prodigue comme était l'enfant 
Du testament, - sans testament. 
Brave et souvent, par peur du plat. 

Coloriste enragé, - mais blême ; 
Incompris... - surtout de lui-même ; 
Il pleura, chanta juste faux; 
- Et fut un défaut sans défauts. 

Ne fut quelqu'un, ni quelque chose 
Son naturel était la pose. 
Pas poseur, - posant pour l'unique ; 
Trop naïf, étant trop cynique ; 
Ne croyant à rien, croyant tout. 
- Son goût était dans le dégoût. 

Trop cru, - parce qu'il fut trop cuit, 
Ressemblant à rien moins qu'à lui, 
Il s'amusa de son ennui, 
Jusqu'à s'en réveiller la nuit. 
Flâneur au large, - à la dérive, 
Épave qui jamais n'arrive... 

Trop soi pour se pouvoir souffrir, 
L'esprit à sec et la tête ivre, 
Fini, mais ne sachant finir, 
Il mourut en s'attendant vivre 
Et vécut, s'attendant mourir. 

Ci-gît, - cœur, sans cœur, mal planté, 
Trop réussi, - comme raté. 



PARIA

Qu'ils se payent des républiques, 
Hommes libres! - carcan au cou - 
Qu'ils peuplent leurs nids domestiques !... 
- Moi je suis le maigre coucou. 

- Moi, - cœur eunuque, dératé 
De ce qui mouille et ce qui vibre... 
Que me chante leur Liberté, 
A moi? toujours seul. Toujours libre. 

- Ma patrie... elle est dans le monde; 
Et, puisque la planète est ronde, 
Je ne crains pas d'en voir le bout... 
Ma patrie est où je la plante: 
Terre ou mer, elle est sous la plante 
De mes pieds - quand je suis debout. 

- Quand je suis couché: ma patrie 
C'est la couche seule et meurtrie 
Où je vais forcer dans mes bras 
Moi moitié, comme moi sans âme; 
Et ma moitié, c'est une femme... 
Une femme que je n'ai pas. 

- L'idéal à moi -: c'est un songe 
Creux; mon horizon - l'imprévu - 
Et le mal du pays me ronge... 
Du pays que je n'ai pas vu. 

Que les moutons suivent leur route, 
De Carcassonne à Tombouctou... 
- Moi, ma route me suit. Sans doute 
Elle me suivra n'importe où. 

Mon pavillon sur moi frissonne, 
Il a le ciel pour couronne : 
C'est la brise dans mes cheveux... 
Et, dans n'importe quelle langue ; 
Je puis subir une harangue ; 
Je puis me taire si je veux. 

Ma pensée est un souffle aride : 
C'est l'air. L'air est à moi partout. 
Et ma parole est l'écho vide 
Qui ne dit rien - et c'est tout. 

Mon passé: c'est ce que j'oublie. 
La seule chose qui me lie 
C'est ma main dans mon autre main. 
Mon souvenir - Rien - C'est ma trace. 
Mon présent, c'est tout ce qui se passe 
Mon avenir - Demain... demain 

Je ne connais pas mon semblable ; 
Moi, je suis ce que je fais. 
- Le moi humain est haïssable... 
- Je ne m'aime ni ne me hais. 

- Allons! la vie est une fille 
Qui m'a pris à son bon plaisir... 
Le miens, c'est: la mettre en guenille, 
La prostituer sans désir. 

- Des dieux ?... - Par hasard j'ai pu naître ; 
Peut-être en est-il par hasard ... 
Ceux-là s'il veulent me connaître, 
Me trouveront bien quelque part. 

- Où que je meure: ma patrie 
S'ouvrira bien, sans qu'on l'en prie, 
Assez grande pour mon linceul ... 
Un linceul encore: pour que faire?... 
Puisque ma patrie est en terre 
Mon os ira bien là tout seul... 



Cris d'aveugle

L'œil tué n'est pas mort
Un coin le fend encor
Encloué je suis sans cercueil
On m'a planté le clou dans l'œil
L'œil cloué n'est pas mort
Et le coin entre encor

Deus misericors
Deus misericors
Le marteau bat ma tête en bois
Le marteau qui ferra la croix
Deus misericors
Deus misericors

Les oiseaux croque-morts
Ont donc peur à mon corps
Mon Golgotha n'est pas fini
Lamma lamna sabacthani
Colombes de la Mort
Soiffez après mon corps

Rouge comme un sabord
La plaie est sur le bord
Comme la gencive bavant
D'une vieille qui rit sans dent
La plaie est sur le bord
Rouge comme un sabord

Je vois des cercles d'or
Le soleil blanc me mord
J'ai deux trous percés par un fer
Rougi dans la forge d'enfer
Je vois un cercle d'or
Le feu d'en haut me mord

Dans la moelle se tord
Une larme qui sort
Je vois dedans le paradis
Miserere, De profundis
Dans mon crâne se tord
Du soufre en pleur qui sort

Bienheureux le bon mort
Le mort sauvé qui dort
Heureux les martyrs, les élus
Avec la Vierge et son Jésus
O bienheureux le mort
Le mort jugé qui dort

Un Chevalier dehors
Repose sans remords
Dans le cimetière bénit
Dans sa sieste de granit
L'homme en pierre dehors
A deux yeux sans remords

Ho je vous sens encor
Landes jaunes d'Armor
Je sens mon rosaire à mes doigts
Et le Christ en os sur le bois
A toi je baye encor
O ciel défunt d'Armor

Pardon de prier fort
Seigneur si c'est le sort
Mes yeux, deux bénitiers ardents
Le diable a mis ses doigts dedans
Pardon de crier fort
Seigneur contre le sort

J'entends le vent du nord
Qui bugle comme un cor
C'est l'hallali des trépassés
J'aboie après mon tour assez
J'entends le vent du nord
J'entends le glas du cor

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Dernière mise à jour : vendredi 19 décembre 2003