PAUL VERLAINE
1844 - 1896

A un passant

Mon cher enfant que j'ai vu dans ma vie errante,
Mon cher enfant, que, mon Dieu, tu me recueillis,
Moi-même pauvre ainsi que toi, purs comme lys,
Mon cher enfant que j'ai vu dans ma vie errante !

Et beau comme notre âme pure et transparente,
Mon cher enfant, grande vertu de moi, la rente,
De mon effort de charité, nous, fleurs de lys !
On te dit mort... Mort ou vivant, sois ma mémoire !

Et qu'on ne hurle donc plus que c'est de la gloire
Que je m'occupe, fou qu'il fallut et qu'il faut...
Petit ! mort ou vivant, qui fis vibrer mes fibres,

Quoi qu'en aient dit et dit tels imbéciles noirs
Compagnon qui ressuscitas les saints espoirs,
Va donc, vivant ou mort, dans les espaces libres !

A Charles Baudelaire

Je ne t'ai pas connu, je ne t'ai pas aimé,
Je ne te connais point et je t'aime encor moins :
Je me chargerais mal de ton nom diffamé,
Et si j'ai quelque droit d'être entre tes témoins,

C'est que, d'abord, et c'est qu'ailleurs, vers les Pieds joints 
D'abord par les clous froids, puis par l'élan pâmé 
Des femmes de péché - desquelles ô tant oints, 
Tant baisés, chrême fol et baiser affamé ! -

Tu tombas, tu prias, comme moi, comme toutes 
Les âmes que la faim et la soif sur les routes
Poussaient belles d'espoir au Calvaire touché !

- Calvaire juste et vrai, Calvaire où, donc, ces doutes, 
Ci, çà, grimaces, art, pleurent de leurs déroutes. 
Hein ? mourir simplement, nous, hommes de péché.


Impression fausse

Dame souris trotte,
Noire dans le gris du soir,
Dame souris trotte
Grise dans le noir.

On sonne la cloche,
Dormez, les bons prisonniers !
On sonne la cloche :
Faut que vous dormiez.

Pas de mauvais rêve,
Ne pensez qu'à vos amours
Pas de mauvais rêve :
Les belles toujours !

Le grand clair de lune !
On ronfle ferme à côté.
Le grand clair de lune
En réalité !

Un nuage passe,
Il fait noir comme en un four.
Un nuage passe.
Tiens, le petit jour !

Dame souris trotte,
Rose dans les rayons bleus.
Dame souris trotte :
Debout, paresseux !


 

Marine

L'Océan sonore
Palpite sous l'œil
De la lune en deuil
Et palpite encore,
Tandis qu'un éclair
Brutal et sinistre
Fend le ciel de bistre
D'un long zigzag clair,
Et que chaque lame
En bonds convulsifs
Le long des récifs
Va, vient, luit et clame,
Et qu'au firmament,
Où l'ouragan erre,
Rugit le tonnerre
Formidablement

 

Le bruit des cabarets, la fange des trottoirs,
Les platanes déchus s'effeuillant dans l'air noir,
L'omnibus ouragan de ferraille et de boues,
Qui grince, mal assis entre ses quatre roues,
Et roule ses yeux verts et rouges lentement,
Les ouvriers allant au club tout en fumant
Leur brûle-gueule au nez des agents de police,
Toits qui dégouttent, murs suintants, pavé qui glisse,
Bitume défoncé, ruisseaux comblant l'égout,
Voilà ma route - avec le paradis au bout .

 

Il pleure dans mon cœur

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?

Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits ! 
Pour un cœur qui s'ennuie,
Ô le chant de la pluie !

Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s'écœure.
Quoi ! nulle trahison ?...
Ce deuil est sans raison.

C'est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine !




Le  Faune

Un vieux faune de terre cuite
Rit au centre des boulingrins,
Présageant sans doute une suite
Mauvaise à ces instants sereins

Qui m'ont conduit et t'ont conduite,
Mélancoliques pèlerins,
Jusqu'à cette heure dont la fuite
Tournoie au son des tambourins.





Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon cœur
D'une langueur monotone.
Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure;
Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.   


Mon Rêve familier    

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? Je l'ignore.
Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.


 

Nevermore   
   

Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L'automne
Faisait voler la grive à travers l'air atone,
Et le soleil dardait un rayon monotone
Sur le bois jaunissant où la bise détonne.
Nous étions seul à seule et marchions en rêvant,
Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent.
Soudain, tournant vers moi son regard émouvant
«Quel fut ton plus beau jour? » fit sa voix d'or vivant,
Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique.
Un sourire discret lui donna la réplique,
Et je baisai sa main blanche, dévotement.
Ah! les premières fleurs, qu'elles sont parfumées!
Et qu'il bruit avec un murmure charmant
Le premier oui qui sort de lèvres bien-aimées!