KEVISA
« Les
fantômes existent. Ce sont les parasites de notre mémoire. » Eugène
Duffieux dit « Lulu », 75 ans, était certainement le
personnage qui comptait le plus à Saint-Fonsin, petit village du Haut-Lubéron
de 325 âmes. Une petite minorité applaudissait à chacune de ses
incessantes extravagances, l’immense majorité le détestait. Tous
guettaient avec enthousiasme ou inquiétude sa prochaine trouvaille en se
demandant quelle victime il choisirait… L’été
dernier, une colonie de vacances de jeunes scouts anglais avait établi
son campement, avec l’autorisation du Maire, sur le terrain municipal
jouxtant sa propriété. Sous le prétexte fallacieux que ses voisins
provisoires piétinaient sa pelouse –qui tenait d’ailleurs davantage
du champ de mauvaises herbes que du jardin entretenu -, il avait planté
face aux envahisseurs
britanniques un grand écriteau en carton,
sur lequel il avait écrit au feutre gras : « DON’T
WALK ON THE GRASS, SMOKE IT » (Ne marchez pas sur l’herbe,
fumez-la.) Il ne fallait pas chercher dans l’utilisation de ce vieux
slogan hippie une quelconque apologie de substances illicites, ni l’éventuelle
nostalgie d’excès supposés de sa lointaine jeunesse et encore moins
d’actuelles pratiques d’un vieillard indigne, mais simplement la
volonté de choquer l’encadrement « collet monté » de cette
jeunesse bien sous tous rapports. Dans le même esprit, si d’aventure un
groupe de pacifistes s’était substitué aux disciples de Baden Powell,
il n’aurait pas hésité une seconde à diffuser par haut-parleurs, de
la musique militaire ininterrompue ! A
une certaine période, il s’était mis à pratiquer, devant sa maison,
un rituel étrange constitué d’incantations en une langue incompréhensible,
les yeux au ciel, et de longues séances de méditation, assis à même le
sol dans une position rappelant vaguement celle du lotus. Les témoins de
ce manège, intrigués, l’avaient interrogé. L’air mystérieux, il détournait
la conversation, renforçant la curiosité de ses voisins. Pressé de
questions, il avait fini par avouer, après avoir fait jurer le secret,
qu’il était un adepte de la secte du Mandarom et que son Gourou,
Gilbert Bourdin, alias « le Seigneur Hamsah Manarah », las des
tracasseries dont il faisait l’objet à Castellane dans les
Alpes-de-Haute-Provence, avait choisi comme nouveau lieu d’implantation
la commune de Saint-Fonsin, et plus précisément son terrain ! Le «
Messie cosmoplanétaire » allait faire démonter les statues du Christ
cosmique et
du bouddha Maitreya, hautes de plus de vingt mètres, et les faire
transporter à Saint-Fonsin. Lulu ajoutait même, que la construction du
« temple pyramide de l'unité » débuterait dans les meilleurs délais !
A l’appui de ses confidences, Lulu montrait volontiers une coupure de
presse où figurait une photographie des idoles monumentales, encore érigées,
mais plus pour très longtemps, à Castellane. Bientôt chacun à
Saint-Fonsin pourrait chanter le « Aum , le son du bonheur »,
ajoutait Lulu en extase… Il
ne fallut que quelques heures pour que les propos de Lulu fussent portés
à la connaissance de la population saint-fonsinienne ! A peu près
tout le monde tenait Lulu pour un cinglé, mais justement assez cinglé
pour s’être embarqué dans ce genre d’histoire. Tout le village fut
en émoi. Des habitants lui rendirent visite pour tenter de le raisonner,
le curé en appela au souvenir de son baptême ! Lulu se referma
comme une huître et se barricada chez lui durant plusieurs jours,
refusant d’ouvrir et de répondre à quiconque ! Puis, répondant
à un S.O.S « désespéré » de Lulu, un journaliste de
Cavaillon, correspondant local du Figaro,
vint le voir pour l’interviewer. Lulu se garda bien de lui révéler
que tout ce qu’il savait du Madarom, il l’avait précisément appris
en lisant un article de son journal quelques semaines auparavant. Bien au
contraire, il affirma n’avoir jamais entendu parler de cette secte et ne
pas comprendre le harcèlement dont il était victime de la part de
certaines personnes dont il fournit complaisamment les noms au journaliste
–les mêmes personnes à qui il avait annoncé la venue prochaine du
nouveau messie ! -. Lulu, la larme à l’œil se plaignit de ne même
plus pouvoir se livrer à ses exercices quotidiens de gymnastique en plein
air, devant sa maison. Deux jours plus tard,
un article au vitriol du Figaro titrait : « Du commérage
à la psychose ! . Des saints-fonsiniens, nommément cités, y étaient
traités de « corbeaux » et de « gestapistes »,
alors que Lulu était présenté comme un petit vieil inoffensif sur
lequel s’était abattu la bêtise et la méchanceté de ses
contemporains ! Eugène
Duffieux était un provocateur né, un contradicteur patenté, un
emmerdeur professionnel ! Ses congénères le navraient. Il avait
donc décidé, depuis fort longtemps, qu’ils le feraient rire, à leurs
dépens. Ceux qui, à l’énumération loin d’être exhaustive de ces
quelques faits d’armes, imagineraient un vieillard acariâtre, se tromperaient lourdement ! Le seul but de Lulu est de s’amuser.
Vindicatif, certes, mais dans la seule perspective d’une bonne rigolade.
La particularité qui distinguait Lulu du commun des farceurs, c’est
qu’il n’éprouvait aucun besoin de partager son rire ! Il ne se
souciait aucunement que son humour, dévastateur s’il en était, demeurât
incompris. Il voulait rire de ceux qui l’entouraient, pas avec eux !
Lulu était une espèce rare, voire unique, de comique misanthrope ! Son
ennemi intime, sa tête de turc, était le Maire du village, Pierre
Bouchard, dont le père Marcel avait également été maire précédemment.
Personne ne connaissait la raison de cet acharnement.
Nul n’a jamais pu déceler la moindre logique dans les croisades
impitoyables de Lulu ! Il y a quelques années, lors d’une élection
municipale, Lulu avait déclenché un séisme politique à Saint-Fonsin :
pour la première et dernière fois à ce jour, une liste d’opposition
s’était présentée contre celle de Pierre Bouchard ! Elle était
conduite et animée par Lulu. Son programme était des plus sommaires et
ne restera pas dans les annales de la République : Lulu proclamait :
« Mon programme est identique à celui de Bouchard… Je n’en ai
pas ! . Il avait réussi à convaincre quelques saint-fonsiniens
d’entrer en rébellion contre la dynastie Bouchard. Le plus facile à
entraîner avait été Etienne Rignard, le beau-frère de l’inamovible
édile, fâché à mort avec celui-ci
depuis une sordide histoire d’héritage… P’tit Louis,
n’avait pas non plus fait de grosses difficultés pour intégrer la
liste dissidente. Il convient toutefois de préciser que P’tit Louis était
à moitié –et même plus qu’à moitié- demeuré et ne faisait pas la
différence entre une élection municipale et la kermesse du village… Le
sanguin Bouchard avait failli succomber à une crise d’apoplexie en
apprenant le crime de lèse-maire que constituait cette déclaration de
guerre du fantasque Lulu ! Le
jour de l’élection, très tôt, Lulu était sorti de chez lui avec son
attirail de pêche et avait installé son pliant sur le petit pont qui
enjambe la rivière Mavraine, juste en face de la mairie, là où personne
n’avait jamais pris de poisson, ni même eu l’idée de pêcher. Mais
venant de Lulu, l’incongruité du choix de cet emplacement n’intrigua
personne outre mesure. En revanche, peu avant la clôture du scrutin,
chacun commença à s’étonner que Lulu ne soit pas encore venu remplir
son devoir citoyen. Plusieurs de ses colistiers, avec à leur tête celui
qui était le plus impliqué et le plus motivé, Etienne Rignard, étaient
allés le presser… Lulu ne leur avait pas répondu pas, continuant à
fixer avec une extrême concentration sa ligne… qui était dépourvue
d’hameçon ! Ce ne fut qu’à l’heure exacte de la fermeture du
bureau de vote que Lulu se leva, rangea
ses affaires… et rentra chez lui sans même s’intéresser
aux opérations de dépouillement ! Aucun de ses colistiers ne lui adressa
plus jamais la parole, excepté P’tit Louis, bien entendu !
Bouchard avait remporté l’élection avec une écrasante majorité, mais
conscient de s’être fait ridiculiser tout autant que son infortuné
beau-frère, il découvrit qu’une victoire pouvait avoir un goût
d’amertume ! Quelques
temps plus tard, Bouchard avait fait, à Cavaillon, l’acquisition d’un
caniche de pur race, persuadé sans doute que cet animal distingué
convenait mieux à son standing que les vulgaires chiens de chasse ou les
bâtards que possédaient ses administrés. Dès lors, lui ou sa femme ne
se déplaçait plus qu’en compagnie de Hannibal, dûment et régulièrement
toiletté, comme il sied à un animal de bonne société. Les Bouchard qui
n’avaient pas d’enfant prodiguaient au caniche des trésors
d’affection, comme s’il avait été leur progéniture. Une semaine à
peine s’écoula avant que les saints-fonsiniens médusés virent un étrange
équipage déambuler à son tour dans le village : Lulu tenant en
laisse… un canard qu’il interpellait ostensiblement sous le nom de
"Babal." -« Allez
viens mon Babal, tu vas te promener avec papa… » Rituellement,
le duo faisait une halte devant la Mairie. Il n’y pénétrait pas, se
contentant de stationner sur le perron. Cette escale n’avait rien
d’une visite de courtoisie et ne durait jamais très longtemps : on
connaît la propension de ces volatiles à baliser leur trajet et la fréquence
de ce balisage ! Après que la volaille eut laissé son meilleur
souvenir à Bouchard, Lulu donnait le signal du départ : -« Allez
mon Babal, maintenant on va rentrer faire ta toilette… » Le
persécuté Bouchard usa de ses prérogatives municipales et, en représailles,
fit intervenir le garde champêtre pour verbaliser le contrevenant à
l’hygiène publique ! Lulu riposta en appliquant sur les arbres
ceinturant l’unique place du village des affichettes manuscrites qui dénonçaient
l’inhumanité et l’arbitraire du Maire : « Un
canard vaut bien un caniche… despotisme… qui n’aime pas les animaux
ne peut pas aimer réellement ses concitoyens… Il fit même
circuler une pétition pour réclamer la liberté du choix de son animal
de compagnie. Il ne recueillit guère de signatures dans Saint-Fonsin, si
ce n’est celles de P’tit Louis et d’une poignée d’irréductibles
opposants du Maire, écroulés de rire et oubliant bien volontiers à
cette occasion qu’ils avaient eux-mêmes été dans le passé les
victimes, peu ou prou, des facéties sournoises du
"vieux toqué." Pendant quelques jours, Lulu et Babal se
firent oublier à la Mairie. Ou presque. Lulu avait été vu, chaque
matin, quittant Saint-Fonsin au volant de son antique R4 pour n’y
revenir qu’en fin de journée. Bouchard qui espérait, pour une fois,
avoir terrassé son adversaire, sans parvenir à s’en persuader entièrement,
ne tarda à connaître les raisons de ces mystérieuses escapades. Lulu
vint avec un grand cérémonial, la mine exagérément meurtrie, déposer
à la Mairie plus de quatre cents signatures en faveur de Babal qu’il
avait glanées dans les rues de Cavaillon. Soit plus de pétitionnaires
que d’habitants à Saint-Fonsin. Naturellement, cette pétition
n’avait ni valeur juridique réelle, ni impact quelconque a priori… si
ce n’était d’outrager et de ridiculiser un peu plus le malheureux
Bouchard qui reçut le coup de grâce la semaine suivante.. Deux lettres
lui parvinrent successivement. L’une émanait de la SPA de Cavaillon,
l’autre de l’antenne du Vaucluse de la Fondation Brigitte Bardot. Ces
deux associations désiraient des éclaircissements sur une affaire de
cruauté envers un animal et une inoffensive personne âgée qui risquait
de perdre son seul ami, à cause de l’application intransigeante, sans
discernement et injuste d’un règlement municipal ! Lulu, qui avait
reçu copies de ces courriers, en avait fait des photocopies et chargé le
fidèle P’tit Louis d’en laisser traîner au café dont les piliers égalaient
les plus redoutables pipelettes. Très vite, tout Saint-Fonsin fit des
gorges chaudes de l’affaire "Babal." Résigné, au bord
de la dépression, Bouchard procéda à un classement vertical de la
contravention dressée à l’encontre de Lulu, et celui-ci, le dimanche
de cette semaine… mangea du canard. Babal avait rempli sa mission ! Bouchard
pensait avoir touché le fond. La suprême humiliation eut lieu l’année
dernière… Bouchard au terme d’efforts diplomatiques intenses et de
longue haleine, avait réussi à obtenir la présence du suppléant d’un
député du Vaucluse pour la commémoration de l’appel du 18 juin. Lulu
en avait été averti par la vox populi, peut-être désireuse de susciter
une perturbation. Il avait d’abord ricané en songeant : -« Pour
que ce guignol vienne dans ce trou perdu à l’invitation de cet imbécile
de Bouchard, il ne doit pas être beaucoup sollicité ! » Puis
il s’était tordu de rire en visualisant la scène qui se déroula
effectivement pendant la commémoration… Ceint
de son écharpe tricolore, flanqué de son conseil municipal au grand
complet, Bouchard lisait solennellement –ânonnait pensa Lulu ! -le
texte de l’appel du
Général de Gaulle, sous l’attention recueillie du député
d’occasion, de quelques officiels qui l’avaient escorté, du seul
ancien combattant survivant dans le village et de la quasi-totalité des
saint-fonsiniens, sevrés de distractions. C’est en plein milieu de
l’allocution de Bouchard que Lulu traversa nonchalamment la place, avec
une lenteur calculée, passant à une dizaine de mètres du monument aux
morts, sans s’intéresser le moins du monde à ce qui s’y passait…
et poussa à fond le volume de son magnétophone portatif qui libéra la
voix nasillarde et tonitruante d’Annie Cordy : -«
Tata Yoyo
qu'est-ce qu'y a sous ton grand chapeau Tata
Yoyo, dans ma tête y a des tas d'oiseaux Tata
Yoyo, on m'a dit qu'y a même un grelot Mais,
moi j'aime ça quand ça fait ding digue ding Comme
une samba…» Bouchard
roula des yeux exorbités, s’étrangla, perdit connaissance ; on
l’évacua dans la précipitation vers le café où on l’allongea à
l’ombre de la terrasse ;
son premier adjoint qui était presque illettré termina tant bien
que mal la lecture en omettant un mot sur deux ; le simili
parlementaire et son escorte fuirent plutôt qu’ils ne quittèrent ce
village de fous… Et Lulu, paraissant ne pas se rendre compte de la
confusion qui régnait alentours, s’éloignait d’un pas paisible, en
toute innocence, fredonnant sa joyeuse rengaine : « Tata
Yoyo… » Après
ce dernier attentat portant la marque de Lulu, Bouchard partit un mois en
villégiature chez sa belle-famille, dans le Var. Quant il reparut à
Saint-Fonsin, il n’était plus le même. Tout le monde constata qu’il
avait perdu toute velléité de résistance à Lulu. Quand il le croisait
dans le village, il détournait les yeux et passait tête basse, définitivement
vaincu. De ce fait, le jeu avait perdu son intérêt et Lulu cessa
d’ourdir ses machiavéliques machinations contre son ennemi de toujours.
Du moins le pensait-on … Le
mois dernier, Lulu est mort pendant son sommeil. C’est P’tit Louis qui
l’a trouvé en lui apportant ses commissions hebdomadaires.
Naturellement, Bouchard a assisté à son enterrement, comme il le fait
pour chacun de ses défunts administrés. Mais il a laissé son premier
adjoint se dépatouiller avec l’hommage funèbre. Il ne fallait pas exagérer
tout de même ! La page « Lulu » était tournée… mais
le livre pas encore refermé, car la semaine dernière, la nouvelle
s’est répandue comme une traînée de poudre à travers Saint-Fonsin :
Lulu avait fait de Bouchard son légataire universel ! L’héritage
n’est pas extraordinaire, une vieille ferme, mais la terre ça compte
dans cette région ! Et c’est tout ce que possédait Lulu ! Un
lent mais inexorable retournement d’opinion est en train de s’opérer :
De plus en plus de saints-fonsiniens s’accordent à penser – et à
clamer ! - que Lulu était dans le fond un bon bougre… Déjà,
certains se risquent à murmurer que Bouchard n’a pas toujours été
tendre avec ce pauvre Lulu, que c’est un ingrat ! Rignard, le
beau-frère revanchard n’est pas le dernier à orienter ce revirement !
Il y a des élections municipales dans moins de six mois…
Bouchard est peut-être en train de vivre la fin de son dernier mandat…
Sacré Lulu ! Kévisa
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