KEVISA

 

 

Sacré Lulu !

     
       

 

 

Sacré Lulu !

 

« Les fantômes existent. Ce sont les parasites de notre mémoire. » 
André Maillet

 

Eugène Duffieux dit « Lulu », 75 ans, était certainement le personnage qui comptait le plus à Saint-Fonsin, petit village du Haut-Lubéron de 325 âmes. Une petite minorité applaudissait à chacune de ses incessantes extravagances, l’immense majorité le détestait. Tous guettaient avec enthousiasme ou inquiétude sa prochaine trouvaille en se demandant quelle victime il choisirait…

L’été dernier, une colonie de vacances de jeunes scouts anglais avait établi son campement, avec l’autorisation du Maire, sur le terrain municipal jouxtant sa propriété. Sous le prétexte fallacieux que ses voisins provisoires piétinaient sa pelouse –qui tenait d’ailleurs davantage du champ de mauvaises herbes que du jardin entretenu -, il avait planté face aux envahisseurs  britanniques un grand écriteau en carton,  sur lequel il avait écrit au feutre gras : « DON’T WALK ON THE GRASS, SMOKE IT » (Ne marchez pas sur l’herbe, fumez-la.) Il ne fallait pas chercher dans l’utilisation de ce vieux slogan hippie une quelconque apologie de substances illicites, ni l’éventuelle nostalgie d’excès supposés de sa lointaine jeunesse et encore moins d’actuelles pratiques d’un vieillard indigne, mais simplement la volonté de choquer l’encadrement « collet monté » de cette jeunesse bien sous tous rapports. Dans le même esprit, si d’aventure un groupe de pacifistes s’était substitué aux disciples de Baden Powell, il n’aurait pas hésité une seconde à diffuser par haut-parleurs, de la musique militaire ininterrompue !

A une certaine période, il s’était mis à pratiquer, devant sa maison, un rituel étrange constitué d’incantations en une langue incompréhensible, les yeux au ciel, et de longues séances de méditation, assis à même le sol dans une position rappelant vaguement celle du lotus. Les témoins de ce manège, intrigués, l’avaient interrogé. L’air mystérieux, il détournait la conversation, renforçant la curiosité de ses voisins. Pressé de questions, il avait fini par avouer, après avoir fait jurer le secret, qu’il était un adepte de la secte du Mandarom et que son Gourou, Gilbert Bourdin, alias « le Seigneur Hamsah Manarah », las des tracasseries dont il faisait l’objet à Castellane dans les Alpes-de-Haute-Provence, avait choisi comme nouveau lieu d’implantation la commune de Saint-Fonsin, et plus précisément son terrain ! Le « Messie cosmoplanétaire » allait faire démonter les statues du Christ cosmique et  du bouddha Maitreya, hautes de plus de vingt mètres, et les faire transporter à Saint-Fonsin. Lulu ajoutait même, que la construction du « temple pyramide de l'unité » débuterait dans les meilleurs délais ! A l’appui de ses confidences, Lulu montrait volontiers une coupure de presse où figurait une photographie des idoles monumentales, encore érigées, mais plus pour très longtemps, à Castellane. Bientôt chacun à Saint-Fonsin pourrait chanter le « Aum , le son du bonheur », ajoutait Lulu en extase…

Il ne fallut que quelques heures pour que les propos de Lulu fussent portés à la connaissance de la population saint-fonsinienne ! A peu près tout le monde tenait Lulu pour un cinglé, mais justement assez cinglé pour s’être embarqué dans ce genre d’histoire. Tout le village fut en émoi. Des habitants lui rendirent visite pour tenter de le raisonner, le curé en appela au souvenir de son baptême ! Lulu se referma comme une huître et se barricada chez lui durant plusieurs jours, refusant d’ouvrir et de répondre à quiconque ! Puis, répondant à un S.O.S « désespéré » de Lulu, un journaliste de Cavaillon, correspondant local du Figaro,  vint le voir pour l’interviewer. Lulu se garda bien de lui révéler que tout ce qu’il savait du Madarom, il l’avait précisément appris en lisant un article de son journal quelques semaines auparavant. Bien au contraire, il affirma n’avoir jamais entendu parler de cette secte et ne pas comprendre le harcèlement dont il était victime de la part de certaines personnes dont il fournit complaisamment les noms au journaliste –les mêmes personnes à qui il avait annoncé la venue prochaine du nouveau messie ! -. Lulu, la larme à l’œil se plaignit de ne même plus pouvoir se livrer à ses exercices quotidiens de gymnastique en plein air, devant sa maison. Deux jours plus tard,  un article au vitriol du Figaro titrait : « Du commérage à la psychose ! . Des saints-fonsiniens, nommément cités, y étaient traités de « corbeaux » et de « gestapistes », alors que Lulu était présenté comme un petit vieil inoffensif sur lequel s’était abattu la bêtise et la méchanceté de ses contemporains !

Eugène Duffieux était un provocateur né, un contradicteur patenté, un emmerdeur professionnel ! Ses congénères le navraient. Il avait donc décidé, depuis fort longtemps, qu’ils le feraient rire, à leurs dépens. Ceux qui, à l’énumération loin d’être exhaustive de ces quelques faits d’armes, imagineraient un vieillard acariâtre, se tromperaient lourdement ! Le seul but de Lulu est de s’amuser. Vindicatif, certes, mais dans la seule perspective d’une bonne rigolade. La particularité qui distinguait Lulu du commun des farceurs, c’est qu’il n’éprouvait aucun besoin de partager son rire ! Il ne se souciait aucunement que son humour, dévastateur s’il en était, demeurât incompris. Il voulait rire de ceux qui l’entouraient, pas avec eux ! Lulu était une espèce rare, voire unique, de comique misanthrope !

Son ennemi intime, sa tête de turc, était le Maire du village, Pierre Bouchard, dont le père Marcel avait également été maire précédemment. Personne ne connaissait la raison de cet acharnement.  Nul n’a jamais pu déceler la moindre logique dans les croisades impitoyables de Lulu ! Il y a quelques années, lors d’une élection municipale, Lulu avait déclenché un séisme politique à Saint-Fonsin : pour la première et dernière fois à ce jour, une liste d’opposition s’était présentée contre celle de Pierre Bouchard ! Elle était conduite et animée par Lulu. Son programme était des plus sommaires et ne restera pas dans les annales de la République : Lulu proclamait : « Mon programme est identique à celui de Bouchard… Je n’en ai pas ! . Il avait réussi à convaincre quelques saint-fonsiniens d’entrer en rébellion contre la dynastie Bouchard. Le plus facile à entraîner avait été Etienne Rignard, le beau-frère de l’inamovible édile, fâché à mort avec celui-ci  depuis une sordide histoire d’héritage… P’tit Louis, n’avait pas non plus fait de grosses difficultés pour intégrer la liste dissidente. Il convient toutefois de préciser que P’tit Louis était à moitié –et même plus qu’à moitié- demeuré et ne faisait pas la différence entre une élection municipale et la kermesse du village… Le sanguin Bouchard avait failli succomber à une crise d’apoplexie en apprenant le crime de lèse-maire que constituait cette déclaration de guerre du fantasque Lulu !

Le jour de l’élection, très tôt, Lulu était sorti de chez lui avec son attirail de pêche et avait installé son pliant sur le petit pont qui enjambe la rivière Mavraine, juste en face de la mairie, là où personne n’avait jamais pris de poisson, ni même eu l’idée de pêcher. Mais venant de Lulu, l’incongruité du choix de cet emplacement n’intrigua personne outre mesure. En revanche, peu avant la clôture du scrutin, chacun commença à s’étonner que Lulu ne soit pas encore venu remplir son devoir citoyen. Plusieurs de ses colistiers, avec à leur tête celui qui était le plus impliqué et le plus motivé, Etienne Rignard, étaient allés le presser… Lulu ne leur avait pas répondu pas, continuant à fixer avec une extrême concentration sa ligne… qui était dépourvue d’hameçon ! Ce ne fut qu’à l’heure exacte de la fermeture du bureau de vote que Lulu se leva, rangea  ses affaires… et rentra chez lui sans même s’intéresser aux opérations de dépouillement ! Aucun de ses colistiers ne lui adressa plus jamais la parole, excepté P’tit Louis, bien entendu ! Bouchard avait remporté l’élection avec une écrasante majorité, mais conscient de s’être fait ridiculiser tout autant que son infortuné beau-frère, il découvrit qu’une victoire pouvait avoir un goût d’amertume !

Quelques temps plus tard, Bouchard avait fait, à Cavaillon, l’acquisition d’un caniche de pur race, persuadé sans doute que cet animal distingué convenait mieux à son standing que les vulgaires chiens de chasse ou les bâtards que possédaient ses administrés. Dès lors, lui ou sa femme ne se déplaçait plus qu’en compagnie de Hannibal, dûment et régulièrement toiletté, comme il sied à un animal de bonne société. Les Bouchard qui n’avaient pas d’enfant prodiguaient au caniche des trésors d’affection, comme s’il avait été leur progéniture. Une semaine à peine s’écoula avant que les saints-fonsiniens médusés virent un étrange équipage déambuler à son tour dans le village : Lulu tenant en laisse… un canard qu’il interpellait ostensiblement sous le nom de "Babal."

-« Allez viens mon Babal, tu vas te promener avec papa… »

Rituellement, le duo faisait une halte devant la Mairie. Il n’y pénétrait pas, se contentant de stationner sur le perron. Cette escale n’avait rien d’une visite de courtoisie et ne durait jamais très longtemps : on connaît la propension de ces volatiles à baliser leur trajet et la fréquence de ce balisage ! Après que la volaille eut laissé son meilleur souvenir à Bouchard, Lulu donnait le signal du départ :

-« Allez mon Babal, maintenant on va rentrer faire ta toilette… »

Le persécuté Bouchard usa de ses prérogatives municipales et, en représailles, fit intervenir le garde champêtre pour verbaliser le contrevenant à l’hygiène publique ! Lulu riposta en appliquant sur les arbres ceinturant l’unique place du village des affichettes manuscrites qui dénonçaient l’inhumanité et l’arbitraire du Maire :

« Un canard vaut bien un caniche… despotisme… qui n’aime pas les animaux ne peut pas aimer réellement ses concitoyens… Il fit même circuler une pétition pour réclamer la liberté du choix de son animal de compagnie. Il ne recueillit guère de signatures dans Saint-Fonsin, si ce n’est celles de P’tit Louis et d’une poignée d’irréductibles opposants du Maire, écroulés de rire et oubliant bien volontiers à cette occasion qu’ils avaient eux-mêmes été dans le passé les victimes, peu ou prou, des facéties sournoises du  "vieux toqué." Pendant quelques jours, Lulu et Babal se firent oublier à la Mairie. Ou presque. Lulu avait été vu, chaque matin, quittant Saint-Fonsin au volant de son antique R4 pour n’y revenir qu’en fin de journée. Bouchard qui espérait, pour une fois, avoir terrassé son adversaire, sans parvenir à s’en persuader entièrement, ne tarda à connaître les raisons de ces mystérieuses escapades. Lulu vint avec un grand cérémonial, la mine exagérément meurtrie, déposer à la Mairie plus de quatre cents signatures en faveur de Babal qu’il avait glanées dans les rues de Cavaillon. Soit plus de pétitionnaires que d’habitants à Saint-Fonsin. Naturellement, cette pétition n’avait ni valeur juridique réelle, ni impact quelconque a priori… si ce n’était d’outrager et de ridiculiser un peu plus le malheureux Bouchard qui reçut le coup de grâce la semaine suivante.. Deux lettres lui parvinrent successivement. L’une émanait de la SPA de Cavaillon, l’autre de l’antenne du Vaucluse de la Fondation Brigitte Bardot. Ces deux associations désiraient des éclaircissements sur une affaire de cruauté envers un animal et une inoffensive personne âgée qui risquait de perdre son seul ami, à cause de l’application intransigeante, sans discernement et injuste d’un règlement municipal ! Lulu, qui avait reçu copies de ces courriers, en avait fait des photocopies et chargé le fidèle P’tit Louis d’en laisser traîner au café dont les piliers égalaient les plus redoutables pipelettes. Très vite, tout Saint-Fonsin fit des gorges chaudes de l’affaire  "Babal." Résigné, au bord de la dépression, Bouchard procéda à un classement vertical de la contravention dressée à l’encontre de Lulu, et celui-ci, le dimanche de cette semaine… mangea du canard. Babal avait rempli sa mission !

Bouchard pensait avoir touché le fond. La suprême humiliation eut lieu l’année dernière… Bouchard au terme d’efforts diplomatiques intenses et de longue haleine, avait réussi à obtenir la présence du suppléant d’un député du Vaucluse pour la commémoration de l’appel du 18 juin. Lulu en avait été averti par la vox populi, peut-être désireuse de susciter une perturbation. Il avait d’abord ricané en songeant :

-« Pour que ce guignol vienne dans ce trou perdu à l’invitation de cet imbécile de Bouchard, il ne doit pas être beaucoup sollicité ! »

Puis il s’était tordu de rire en visualisant la scène qui se déroula effectivement pendant la commémoration…

Ceint de son écharpe tricolore, flanqué de son conseil municipal au grand complet, Bouchard lisait solennellement –ânonnait pensa Lulu ! -le texte de l’appel du  Général de Gaulle, sous l’attention recueillie du député d’occasion, de quelques officiels qui l’avaient escorté, du seul ancien combattant survivant dans le village et de la quasi-totalité des saint-fonsiniens, sevrés de distractions. C’est en plein milieu de l’allocution de Bouchard que Lulu traversa nonchalamment la place, avec une lenteur calculée, passant à une dizaine de mètres du monument aux morts, sans s’intéresser le moins du monde à ce qui s’y passait… et poussa à fond le volume de son magnétophone portatif qui libéra la voix nasillarde et tonitruante d’Annie Cordy :

-«  Tata Yoyo qu'est-ce qu'y a sous ton grand chapeau

Tata Yoyo, dans ma tête y a des tas d'oiseaux

Tata Yoyo, on m'a dit qu'y a même un grelot

Mais, moi j'aime ça quand ça fait ding digue ding

Comme une samba…»

Bouchard roula des yeux exorbités, s’étrangla, perdit connaissance ; on l’évacua dans la précipitation vers le café où on l’allongea à l’ombre de la terrasse ;  son premier adjoint qui était presque illettré termina tant bien que mal la lecture en omettant un mot sur deux ; le simili parlementaire et son escorte fuirent plutôt qu’ils ne quittèrent ce village de fous… Et Lulu, paraissant ne pas se rendre compte de la confusion qui régnait alentours, s’éloignait d’un pas paisible, en toute innocence, fredonnant sa joyeuse rengaine :

« Tata Yoyo… »

Après ce dernier attentat portant la marque de Lulu, Bouchard partit un mois en villégiature chez sa belle-famille, dans le Var. Quant il reparut à Saint-Fonsin, il n’était plus le même. Tout le monde constata qu’il avait perdu toute velléité de résistance à Lulu. Quand il le croisait dans le village, il détournait les yeux et passait tête basse, définitivement vaincu. De ce fait, le jeu avait perdu son intérêt et Lulu cessa d’ourdir ses machiavéliques machinations contre son ennemi de toujours. Du moins le pensait-on …

 

Le mois dernier, Lulu est mort pendant son sommeil. C’est P’tit Louis qui l’a trouvé en lui apportant ses commissions hebdomadaires. Naturellement, Bouchard a assisté à son enterrement, comme il le fait pour chacun de ses défunts administrés. Mais il a laissé son premier adjoint se dépatouiller avec l’hommage funèbre. Il ne fallait pas exagérer tout de même ! La page « Lulu » était tournée… mais le livre pas encore refermé, car la semaine dernière, la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre à travers Saint-Fonsin : Lulu avait fait de Bouchard son légataire universel ! L’héritage n’est pas extraordinaire, une vieille ferme, mais la terre ça compte dans cette région ! Et c’est tout ce que possédait Lulu ! Un lent mais inexorable retournement d’opinion est en train de s’opérer : De plus en plus de saints-fonsiniens s’accordent à penser – et à clamer ! - que Lulu était dans le fond un bon bougre… Déjà, certains se risquent à murmurer que Bouchard n’a pas toujours été tendre avec ce pauvre Lulu, que c’est un ingrat ! Rignard, le beau-frère revanchard n’est pas le dernier à orienter ce revirement !  Il y a des élections municipales dans moins de six mois… Bouchard est peut-être en train de vivre la fin de son dernier mandat… Sacré Lulu !  

Kévisa

 



La malédiction du vendredi matin
« Chassez le surnaturel, il revient à pas de loup. » (Serge Beucler)



Le Docteur Francis Kamesese Ravalavaku s'arrachait les cheveux. Un an plus
tôt, il avait vécu sa nomination comme Directeur Général du Horaniviki
Memorial Hospital de Suva, comme la consécration de sa jeune carrière. A
trente neuf ans seulement, le Docteur Ravalavaku était devenu un personnage
important de l'establishment fidjien. Bien sûr, il savait pertinemment que
sa promotion à ce poste devait beaucoup au Ministre de la santé, Sir Abraham
Sitivini Sovilomu, son oncle. mais il était surtout convaincu que ses
compétences professionnelles et sa personnalité méritaient amplement ce
petit coup de pouce qui n'avait fait que lui rendre justice !

Aux commandes du plus grand hôpital de Fidji, le Docteur Ravalavaku avait
débuté sa mission sous les meilleures auspices : ayant reçu carte blanche du
ministère de la Santé et du Conseil d'Administration du Horanaviki, il avait
pu mener à sa guise les réformes qu'il estimait indispensables afin, dans le
même temps, de moderniser son établissement et de procéder à des économies
de bonne gestion dans ces temps d'austérité décrétés par le Gouvernement.
Les politiques, les syndicats, les personnels soignants, administratifs et
techniques. il avait habilement su mettre tout le monde dans sa poche sans
voir se manifester la moindre réticence. Par des départs à la retraite
anticipée non compensés, des réductions d'horaires des agents d'entretien et
le recours à des entreprises privées sous-traitantes moins coûteuses que des
fonctionnaires, et une guerre sans merci à tous les gaspillages de
fournitures, le Docteur Ravalavaku avait su réduire les dépenses de
fonctionnement de manière drastique et spectaculaire. Il avait pu ainsi
dégager des moyens financiers suffisants pour acquérir du matériel médical
neuf. Diplomate persuasif, il avait su convaincre ses autorités de tutelle d
'acheter de l'appareillage australien à la place de l'américain qui avait
initialement été retenu par la commission d'appels d'offres officiant sous
la houlette de l'ancien directeur. Le choix qu'il avait finalement imposé
entraînerait un surcoût assez conséquent à l'achat, mais des frais de
maintenance nettement diminués, pour une technologie équivalente. Tout avait
donc souri au Directeur Général Ravalavaku durant les premiers mois qui
avaient suivi son entrée en fonction. Mais aujourd'hui, il vivait un
véritable calvaire !

Depuis quinze semaines, une mystérieuse épidémie, pire, une malédiction, s'
était abattue sur le service de réanimation du Horaniviki ! Pendant cette
période, vingt-quatre patients étaient décédés inexplicablement dans cette
unité. En réalité, davantage, mais vingt-quatre. pour les seuls vendredis
matins! Cette singulière régularité de perte de malades chaque vendredi -et
toujours le matin !- défiait toute logique. Cette consternante série noire
ne pouvait en aucun cas être simplement considérée comme telle ! L'
Inspection Générale du Ministère de la Santé avait eu vent de la rumeur de
«malédiction» qui s'était répandue au sein et en dehors du Horaniviki et
avait diligenté une enquête administrative que le Docteur n'avait pu
empêcher.
Les investigations toujours en cours n'avaient pas encore élucidé le mystère
de « la malédiction du vendredi », comme le Fijian Inquirer avait baptisé l'
affaire, appellation reprise par les autres quotidiens et l'ensemble des
medias nationaux. Le Docteur Ravalavaku lui-même avait épluché
méticuleusement les comptes-rendus de chaque acte médical concernant un
patient décédé un vendredi. Rien d'anormal, aucune faute ne pouvait a priori
être imputée aux médecins qui avaient officié. Le matériel d'assistance
respiratoire avait également fait l'objet d'un contrôle technique
approfondi, sans qu'aucune explication plausible ne puisse être retenue. Et
pendant ce temps, chaque samedi, le Fijian Inquirer consacrait sa une et une
pleine page intérieure au dernier épisode de la veille venant alourdir « la
malédiction du vendredi ».
Les Fidjiens, comme de nombreux peuples du Pacifique Sud, étaient enclins à
croire à la sorcellerie, aux maléfices et autres phénomènes surnaturels
.Mais nonobstant ces croyances ancestrales, l'affaire avait inévitablement
glissé du champ administratif dans le domaine judiciaire afin d'explorer la
piste criminelle. La plupart des familles des victimes du vendredi avait
déposé plainte, se constituant parties civiles.
Certains parents étaient animés par le seul souci de la vérité, d'autres par
la cupidité qui leur faisait supputer une juteuse réparation financière. L'
entrée de la salle des soins intensifs où s'étaient produits tous les décès
suspects était gardée vingt-quatre heures sur vingt-quatre par un policier ;
Un médecin et une infirmière désignés par l'Inspection Générale de la Santé
accompagnaient les médecins et les infirmiers du service de réanimation,
afin de vérifier la conformité de tous leurs actes ; une seconde expertise
du matériel avait été ordonnée. Ainsi contrôlé, espionné, le personnel
cédait peu à peu à l'exaspération et à la paranoïa ; Les patients eux-mêmes
gagnés par la psychose et peu désireux de risquer « la malédiction » avaient
déserté le Horaniviki en faveur d'autres hôpitaux, moins prestigieux mais
assurément épargnés par un quelconque mauvais sort ! Et finalement, qu'il s'
agisse des vendredis ou des autres jours, la fréquentation du Horaniviki
avait chuté de soixante pour cent !

Le Docteur Ravalavaku dépérissait. Il avait perdu sommeil et appétit et se
sentait happé par la dépression. La semaine précédente, il s'était rendu à
la réunion hebdomadaire de son club, dans un salon du Berjaya Hotel. Lui, d'
ordinaire si à l'aise parmi cet aréopage de notabilités, d'hommes d'
affaires, d'officiers supérieurs, de hauts-fonctionnaires et d'hommes
politiques, s'était pour la première fois senti comme un pestiféré. Les
regards fuyaient le sien pendant qu'il devinait les messes basses derrière
son dos. Lui qui naguère rêvait de toutes les gloires, de succéder un jour à
son oncle au ministère et peut-être plus. Il savait bien que son avenir si
prometteur était en passe de devenir un vieux souvenir ! Mais une chose l'
inquiétait plus que tout : l'administration et la police qui s'entêtaient à
explorer la piste du défaut technique de l'équipement médical, en plus des
autres hypothèses, risquaient de découvrir la raison pour laquelle il avait
déployé tant de zèle à imposer ce matériel qui n'avait pourtant pas
convaincu son prédécesseur ainsi qu'à traquer sans répit la plus
insignifiante dépense superflue. Peut-être découvrirait-on qu'un million de
dollars australiens avaient été versés par la firme attributaire de l'appels
d'offres, sur un compte ouvert à son nom dans une banque de Port-Vila, la
capitale de ce nouveau paradis fiscal qu'était devenu le Vanuatu. Les
comptes de l'Horaniviki seraient examinés à la loupe et ne manqueraient pas
de révéler que la rigueur gestionnaire du Docteur Ravalavaku lui était
davantage profitable que salutaire pour son établissement.
Résigné, il n'attendait plus que le coup de grâce de sa déchéance par l'
annonce de sa révocation. Devant l'ampleur de ce qui était une «
malédiction », mais également plus prosaïquement un scandale, même son oncle
influent et bienveillant ne pourrait lui garantir aucune protection. Et
surtout pas l'impunité !

Malgré la surveillance policière, les vérifications techniques et les
prières du Docteur Ravalavaku, un nouveau patient avait succombé aujourd'
hui, le matin de ce vendredi maudit comme tous les autres ! Le Docteur
Ravalavaku avait eu droit à un coup de téléphone du Directeur de Cabinet du
Ministre qui lui demandait des explications. Même son oncle l'évitait et
dépêchait un sbire pour s'informer ! Il était seul, abandonné par tous. Il n
'avait naturellement pu fournir aucune justification de ce nouveau décès. Le
ton du Directeur de Cabinet avait été sec, tranchant, sans aucune marque de
respect, preuve s'il en était encore besoin que le Docteur Ravalavaku n'
était plus le neveu prodigue ! Il en était là de ses sombres réflexions
quand sa secrétaire lui annonça que l'officier de police Jaswant Raje
désirait lui parler. Sans répondre il fit un geste las indiquant de faire
entrer l'importun. Jaswant Raje déplaisait au plus haut point au Docteur
Ravalavaku. Ce petit policier indien, réservé mais omniprésent, le stressait
; son obséquiosité excessive le faisait généralement percevoir par ses
interlocuteurs comme un être hypocrite et sournois; Mais pour une fois, Raje
était jovial et même exceptionnellement exubérant :
-« Docteur, je voudrais vous montrer la cassette. »
Apathique, le Docteur Ravalavaku le regardait sans comprendre qui
brandissait d'un air triomphant une cassette VHS.
-« Ah oui ! La cassette ».
Encore une de ces idées saugrenues et horripilantes qui caractérisaient le
personnage : La surveillance de ses agents s'étant révélée infructueuse,
Raje avait installé des caméras vidéo dans la salle de soins intensifs,
comme s'il avait espéré prendre en flagrant délit, sur pellicule, des
fantômes assassins ! Tout cela était ridicule, mais au point où il en était.
Le Docteur Ravalavaku acquiesça sans enthousiasme :
- « Parfait. Mettez la cassette dans le magnétoscope et voyons ce film .»
Le Docteur Ravalavaku se laissa tomber lourdement sur le canapé de son
bureau, tandis que l'officier Raje demeurait debout à côté de lui, avec un
sourire extatique.

Les premières minutes de visionnage furent sans intérêt : une infirmière
discutant avec un médecin au chevet de la dernière victime en date de « la
malédiction », puis une aide-soignante procédant à sa toilette sommaire. Le
Docteur Ravalavaku, d'abord indifférent, montrait des signes d'impatience :
-« Et alors ? C'est comme ça tous les jours. Il n'y a rien d'
xtraordinaire. »
-« Attendez ! Voilà ! C'est maintenant ! »
Sceptique, le Docteur Ravalavaku reporta son attention sur l'écran. et ce qu
'il vit le sidéra ! Raje dut arrêter le lecteur, rembobiner le film et
repasser la scène. On y voyait l'aide soignante sortir de la salle pour
laisser place à la femme de ménage qui nettoyait ces lieux une fois par
semaine, le vendredi matin. Celle-ci se mit immédiatement à l'ouvrage. en
débranchant et rebranchant successivement deux respirateurs artificiels
situés à chaque extrémité de la pièce, le temps d'alimenter en courant sa
cireuse de sol !
Raje interrompit le film au moment où la femme ressortait de la salle,
impassible, inconsciente du caractère meurtrier de son geste. Le Docteur
Ravalavaku, incapable de proférer un son, avait pourtant envie de hurler et
de sauter à la gorge de ce policier qui semblait si satisfait d'avoir
conjuré « la malédiction du vendredi matin ». Tout ça parce qu'il n'y avait
pas de prise multiple et qu'une demeurée envoyée par une société
sous-traitante arrêtait quelques minutes un appareil d'assistance
respiratoire comme elle l'aurait fait avec un vulgaire micro-ondes ! Et le
Docteur Ravalavaku eut envie de pleurer lorsqu'il se rappela que, quelques
mois plus tôt, il avait rejeté une demande d'achat des économats de l'
hôpital, au nom de la rigueur budgétaire. Cette demande concernait.. des
prises multiples ! Le Docteur Ravalavaku avait soupçonné qu'il ne s'agissait
que d'une ruse pour contourner la coupure de la climatisation générale dans
les bureaux et les salles de repos des personnels soignants, en branchant
des ventilateurs personnels.




Kevisa


 

 

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