JOSE MARIA DE HEREDIA

(Cuba, 1842 - Condé-sur-Vesgre, 1905)


  Au même (A un fondateur de ville)

Recueil : Les Trophées

Qu'ils aient vaincu l'Inca, l'Aztèque, les Hiaquis, 
Les Andes, la forêt, les pampas ou le fleuve, 
Les autres n'ont laissé pour vestige et pour preuve 
Qu'un nom, un titre vain de comte ou de marquis.

Toi, tu fondas, orgueil du sang dont je naquis, 
Dans la mer caraïbe une Carthage neuve,
Et du Magdalena jusqu'au Darien qu'abreuve 
L'Atrato, le sol rouge à la croix fut conquis.

Assise sur son île où l'Océan déferle, 
Malgré les siècles, l'homme et la foudre et les vents, 
Ta cité dresse au ciel ses forts et ses couvents ;

Aussi tes derniers fils, sans trèfle, ache ni perle, 
Timbrent-ils leur écu d'un palmier ombrageant 
De son panache d'or une Ville d'argent.


Le Bain

L'homme et la bête, tels que le beau monstre antique
Sont entrés dans la mer, et nus, libres, sans frein,
Parmi la brume d'or de l'âcre pulvérin,
Sur le ciel embrasé font un groupe athlétique.

Et l'étalon sauvage et le dompteur rustique,
Humant à pleins poumons l'odeur du sel marin,
Se plaisent à laisser sur la chair et le crin
Frémir le flot glacé de la rude Atlantique.

La houle s'enfle, court, se dresse comme un mur
Et déferle. Lui crie. Il hennit, et sa queue
En jets éblouissants fait rejaillir l'eau bleue ;

Et, les cheveux épars, s'effarant dans l'azur,
Ils opposent, cabrés, leur poitrail noir qui fume,
Au fouet échevelé de la fumante écume.


Les conquérants

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ;

Ou penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.

 

Sur le Pont-Vieux


Antonio di Sandro orefice.
Le vaillant Maitre Orfèvre, à l'oeuvre dès matines,
Faisait, de ses pinceaux d'où s'égouttait l'émail,
Sur la paix niellée ou sur l'or du fermail
Épanouir la fleur des devises latines.

Sur le Pont, au son clair des cloches argentines,
La cape coudoyait le froc et le camail ;
Et le soleil montant en un ciel de vitrail
Mettait un nimbe au front des belles Florentines.

Et prompts au rêve ardent qui les savait charmer,
Les apprentis, pensifs, oubliaient de fermer
Les mains des fiancés au chaton de la bague

Tandis que d'un burin trempé comme un stylet,
Le jeune Cellini, sans rien voir, ciselait
Le combat des Titans au pommeau d'une dague.

Marsyas

Les pins du bois natal que charmait ton haleine
N'ont pas brûlé ta chair, ô malheureux ! Tes os
Sont dissous, et ton sang s'écoule avec les eaux
Que les monts de Phrygie épanchent vers la plaine.

Le jaloux Citharède, orgueil du ciel hellène,
De son plectre de fer a brisé tes roseaux
Qui, domptant les lions, enseignaient les oiseaux ;
Il ne reste plus rien du chanteur de Célène.

Rien qu'un lambeau sanglant qui flotte au tronc de l'if
Auquel on l'a lié pour l'écorcher tout vif.
Ô Dieu cruel ! Ô cris ! Voix lamentable et tendre !

Non, vous n'entendrez plus, sous un doigt trop savant,
La flûte soupirer aux rives du Méandre...
Car la peau du Satyre est le jouet du vent.

             ...........

Soleil Couchant

Les ajoncs éclatants, parure du granit,
Dorent l'âpre sommet que le couchant allume;
Au loin, brillante encor par sa barre d'écume,
La mer sans fin commence où la terre finit.

A mes pieds, c'est la nuit, le silence. Le nid
Se tait, l'homme est rentré sous le chaume qui fume;
Seul, l'Angélus du soir, ébranlé dans la brume,
A la vaste rumeur de l'Ocean s'unit.

Alors, comme du fond d'un abîme, des traînes,
Des landes, des ravins, montent des voix lointaines
De pâtres attardés ramenant le bétail.

L'horizon tout entier s'enveloppe dans l'ombre,
Et le soleil mourant, sur un ciel riche et sombre,
Ferme les branches d'or de son rouge éventail.

 


 

Il y a un autre José Maria de Hérédia !
Pour la gloire, en voici quelques mots :

La grande figure romantique est sans conteste le poète cubain, José María
Heredia (1803-1839), traducteur et admirateur de Chateaubriand, Byron,
Lamartine et Hugo, contraint pour des raisons politiques de s'expatrier aux
États-Unis. La nostalgie de la patrie perdue hante toute sa poésie, dont les
sommets sont les deux odes Sur le teocalli de Cholula et Niagara et dont les
vers, de facture classique, sont traversés par l'émotion suscitée par l'
exil, le spectacle de la nature, l'expérience de la douleur. La mélancolie
imprègne également les poèmes, d'inspiration plus populaire, de l'esclave
noir Juan Francisco Manzano (1797-1854), auteur par ailleurs d'une célèbre
Autobiographie, et du poète mulâtre Gabriel de la Concepción Valdés, dit
Plácido (1809-1844), fusillé en 1844 par les Espagnols.