GERARD DE NERVAL
1808 - 1855

 

 


el Desdichado

Je suis le ténébreux, - le veuf, - l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé 
Porte le soleil noir de la Mélancolie. 
Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé, 
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé, 
Et la treille où le pampre à la rose s'allie. 
Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ? 
Mon front est rouge encor du baiser de la reine; 
J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène... 
Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. 




MYRTHO 
Gérard de Nerval

Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse,
Au Pausilippe altier, de mille feux brillant, 
A ton front inondé des clartés d'Orient, 
Aux raisins noirs mêlés avec l'or de ta tresse. 
C'est dans ta coupe aussi que j'avais bu l'ivresse, 
Et dans l'éclair furtif de ton œil souriant, 
Quand aux pieds d'lacchus on me voyait priant, 
Car la Muse m'a fait l'un des fils de la Grèce. 
Je sais pourquoi là-bas le volcan s'est rouvert... 
C'est qu'hier tu l'avais touché d'un pied agile, 
Et de cendres soudain l'horizon s'est couvert. 
Depuis qu'un duc normand brisa tes dieux d'argile, 
Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile, 
Le pâle hortensia s'unit au myrte vert ! 

 

Une allée du Luxembourg 

Elle a passé, la jeune fille
Vive et preste comme un oiseau :
A la main une fleur qui brille,
A la bouche un refrain nouveau.

C'est peut-être la seule au monde
Dont le cœur au mien répondrait,
Qui venant dans ma nuit profonde
D'un seul regard l'éclaircirait !

Mais non, ma jeunesse est finie...
Adieu, doux rayon qui m'as lui, 
Parfum, jeune fille, harmonie...
Le bonheur passait, il a fui !


Il est un air pour qui je donnerais

Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets. 

Or, chaque fois que je viens à l'entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C'est sous Louis treize ; et je crois voir s'étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit, 

Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ; 

Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que, dans une autre existence peut-être,
J'ai déjà vue... - et dont je me souviens ! 

 

Une femme est l'amour

Une femme est l'amour, la gloire et l'espérance ;
Aux enfants qu'elle guide, à l'homme consolé,
Elle élève le cœur et calme la souffrance,
Comme un esprit des cieux sur la terre exilé.

Courbé par le travail ou par la destinée,
L'homme à sa voix s'élève et son front s'éclaircit ;
Toujours impatient dans sa course bornée,
Un sourire le dompte et son cœur s'adoucit.

Dans ce siècle de fer la gloire est incertaine :
Bien longtemps à l'attendre il faut se résigner.
Mais qui n'aimerait pas, dans sa grâce sereine,
La beauté qui la donne ou qui la fait gagner ?




                      Épitaphe 

Il a vécu tantôt gai comme un sansonnet,
Tour à tour amoureux insoucieux et tendre,
Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre.
Un jour il entendit qu'à sa porte on sonnait.

C'était la Mort! Alors il la pria d'attendre
Qu'il eut posé le point à son dernier sonnet;
Et puis sans s'émouvoir, il s'en alla s'étendre
Au fond du coffre froid où son corps frissonnait.

Il était paresseux, à ce que dit l'histoire,
Il laissait trop sécher l'encre dans l'écritoire.
Il voulait tout savoir mais il n'a rien connu.

Et quand vint le moment où, las de cette vie,
Un soir d'hiver, enfin l'âme lui fut ravie,
Il s'en alla disant : " Pourquoi suis-je venu? "