Dix-septième siècle


Texte trouvé dans une église de Baltimore en 1692
AUTEUR INCONNU

1692

Allez tranquillement parmi le vacarme et la hâte et souvenez vous de la paix qui peut exister dans le silence.
Sans aliénation, vivez, autant que possible en bons termes avec toutes les personnes. Dites doucement et clairement votre vérité. Ecoutez les autres, même les simples d'esprit et les ignorants, ils ont eux aussi leur histoire. Evitez les individus bruyants et agressifs, ils sont une vexation pour l'esprit.
Ne vous comparez avec personne : il y a toujours plus grands et plus petits que vous. Jouissez de vos projets aussi bien que de vos accomplissements. Ne soyez pas aveugle en ce qui concerne la vertu qui existe.
Soyez vous-même.
Surtout, n'affectez pas l'amitié. Non plus ne soyez pas cynique en amour car, il est, en face de tout désenchantement, aussi éternel que l'herbe. Prenez avec bonté le conseil des années en renonçant avec grâce à votre jeunesse. Fortifiez une puissance d'esprit pour vous protéger en cas de malheur soudain. Mais ne vous chagrinez pas avec vos chimères. De nombreuses peurs naissent de la fatigue et de la solitude.
Au delà d'une discipline saine, soyez doux avec vous-même. Vous êtes un enfant de l'univers, pas moins que les arbres et les étoiles. Vous avez le droit d'être ici. Et, qu'il vous soit clair ou non, l'univers se déroule sans doute comme il le devait. Quels que soient vos travaux et vos rêves, gardez dans le désarroi bruyant de la vie, la paix de votre cour. Avec toutes ses perfidies et ses rêves brisés, le monde est pourtant beau.
Tachez d'être heureux.


Ce texte a été repris par certains chanteurs Léo Ferré entre autre.
 

Jean Baptiste Poquelin, dit

  MOLIERE




Stances galantes

Souffrez qu'Amour cette nuit vous réveille ; 
Par mes soupirs laissez-vous enflammer ; 
Vous dormez trop, adorable merveille, 
Car c'est dormir que de ne point aimer.

Ne craignez rien ; dans l'amoureux empire 
Le mal n'est pas si grand que l'on le fait 
Et, lorsqu'on aime et que le cœur soupire, 
Son propre mal souvent le satisfait.

Le mal d'aimer, c'est de vouloir le taire :
Pour l'éviter, parlez en ma faveur. 
Amour le veut, n'en faites point mystère. 
Mais vous tremblez, et ce dieu vous fait peur !

Peut-on souffrir une plus douce peine ? 
Peut-on subir une plus douce loi ? 
Qu'étant des cœurs la douce souveraine, 
Dessus le vôtre Amour agisse en roi ;

Rendez-vous donc, ô divine Amarante ! 
Soumettez-vous aux volontés d'Amour ; 
Aimez pendant que vous êtes charmante,
Car le temps passe et n'a point de retour 

 

Nicolas BOILEAU 
(1636-1711)

(recueil : Satires)


A M. de Molière

Rare et fameux esprit, dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ;
Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
Et qui sais à quel coin se marquent les bons vers :
Dans les combats d'esprit savant maître d'escrime,
Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime.
On dirait quand tu veux, qu'elle te vient chercher :
Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
Et, sans qu'un long détour t'arrête ou t'embarrasse,
A peine as-tu parlé, qu'elle-même s'y place.
Mais moi, qu'un vain caprice, une bizarre humeur,
Pour mes péchés, je crois, fit devenir rimeur,
Dans ce rude métier où mon esprit se tue,
En vain, pour la trouver, je travaille et je sue :
Souvent j'ai beau rêver du matin jusqu'au soir :
Quand je veux dire blanc, la quinteuse dit noir.
Si je veux d'un galant dépeindre la figure,
Ma plume pour rimer trouve l'abbé de Pure,
Si je pense exprimer un auteur sans défaut,
La raison dit Virgile, et la rime Quinault.
Enfin, quoi que je fasse, ou que je veuille faire,
La bizarre toujours vient m'offrir le contraire.
De rage quelquefois, ne pouvant la trouver,
Triste, las et confus, je cesse d'y rêver ;
Et, maudissant vingt fois le démon qui m'inspire,
Je fais mille serments de ne jamais écrire.
Mais, quand j'ai bien maudit et Muses et Phébus,
Je la vois qui paraît quand je n'y pense plus :
Aussitôt, malgré moi, tout mon feu se rallume ;
Je reprends sur-le-champ le papier et la plume ;
Et de mes vains serments perdant le souvenir,
J'attends de vers en vers qu'elle daigne venir.
Encor si pour rimer, dans sa verve indiscrète,
Ma muse au moins souffrait une froide épithète,
Je ferais comme un autre, et, sans chercher si loin,
J'aurais toujours des mots pour les coudre au besoin.
Si je louais Philis, EN MIRACLES FÉCONDE,
Je trouverais bientôt, A NULLE AUTRE SECONDE ;
Si je voulais vanter un objet NON PAREIL,
Je mettrais à l'instant, PLUS BEAU QUE LE SOLEIL ;
Enfin, parlant toujours D'ASTRES et de MERVEILLES,
De CHEFS-DOEUVRE DES CIEUX, de BEAUTÉS SANS PAREILLES ;
Avec tous ces beaux mots, souvent mis au hasard,
Je pourrais aisément, sans génie et sans art,
Et transposant cent fois et le nom et le verbe,
Dans mes vers recousus mettre en pièces Malherbe.
Mais mon esprit, tremblant dans le choix de ses mots,
N'en dira jamais un, s'il ne tombe à propos,
Et ne saurait souffrir qu'une phrase insipide
Vienne à la fin d'un vers remplir la place vide ;
Ainsi, recommençant un ouvrage vingt fois,
Si j'écris quatre mots, j'en effacerai trois.
Maudit soit le premier dont la verve insensée
Dans les bornes d'un vers renferma sa pensée,
Et, donnant à ses mots une étroite prison,
Voulut avec la rime enchaîner la raison !
Sans ce métier fatal au repos de ma vie,
Mes jours, pleins de loisirs couleraient sans envie,
Je n'aurais qu'à chanter, rire, boire d'autant,
Et, comme un gras chanoine, à mon aise et content,
Passer tranquillement, sans souci, sans affaire,
La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire.
Mon cœur, exempt de soins, libre de passion,
Sait donner une borne à son ambition ;
Et, fuyant des grandeurs la présence importune,
Je ne vais point au Louvre adorer la fortune :
Et je serais heureux si, pour me consumer,
Un destin envieux ne m'avait fait rimer.
Mais depuis le moment que cette frénésie
De ses noires vapeurs troubla ma fantaisie,
Et qu'un démon jaloux de mon contentement
M'inspira le dessein d'écrire poliment,
Tous les jours malgré moi, cloué sur un ouvrage,
Retouchant un endroit, effaçant une page,
Enfin passant ma vie en ce triste métier,
J'envie, en écrivant, le sort de Pelletier.
Bienheureux Scudéry, dont la fertile plume
Peut tous les mois sans peine enfanter un volume !
Tes écrits, il est vrai, sans art et languissants,
Semblent être formés en dépit du bon sens ;
Mais ils trouvent pourtant, quoi qu'on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre, et des sots pour les lire ;
Et quand la rime enfin se trouve au bout des vers,
Qu'importe que le reste y soit mis de travers !
Malheureux mille fois celui dont la manie
Veut aux règles de l'art asservir son génie !
Un sot, en écrivant, fait tout avec plaisir.
Il n'a point en ses vers l'embarras de choisir ;
Et, toujours amoureux de ce qu'il vient d'écrire,
Ravi d'étonnement, en soi-même il s'admire.
Mais un esprit sublime en vain veut s'élever
A ce degré parfait qu'il tâche de trouver;
Et, toujours mécontent de ce qu'il vient de faire,
Il plaît à tout le monde, et ne saurait se plaire,
Et tel, dont en tous lieux chacun vante l'esprit,
Voudrait pour son repos n'avoir jamais écrit.
Toi donc, qui vois les maux où ma muse s'abîme,
De grâce, enseigne-moi l'art de trouver la rime :
Ou, puisque enfin tes soins y seraient superflus,
Molière, enseigne-moi l'art de ne rimer plus.

(Satire II)


Antoine de Fourcroy 
1755-1809




L'homme libre

Je me ris des honneurs que tout le monde envie
Je méprise des grands le plus charmant accueil
J'évite les palais comme on fait un écueil
Où pour peu de sauvés mille ont perdu la vie.

Je fuis la cour des rois autant qu'elle est suivie,
Le Louvre me paraît un funeste cercueil,
La pompe qui le suit, une pompe de deuil
Où chacun va pleurant sa liberté ravie.

Loin de ce grand écueil, loin de ce grand tombeau,
En moi-même, je trouve un empire plus beau ;
Rois, cour, honneurs, palais, tout est en ma puissance.

Pouvant ce que je veux, voulant ce que je puis,
Je tiens tout sous la loi de mon indépendance.
Enfin les rois sont rois : je suis ce que je suis.




Chimiste et homme politique français, né et mort à Paris. 
Clerc d’avoué, Antoine de Fourcroy est encouragé par Félix Vicq d’Azyr à étudier la médecine. 
Reçu docteur en 1780, il enseigne la chimie de 1783 à 1787 à l’École vétérinaire d’Alfort. 
En 1787, il publie en collaboration avec Guyton de Morveau, Lavoisier et Berthollet la Méthode
de nomenclature chimique , qui révise et codifie les termes utilisés. 
À partir de 1784, il est professeur de chimie au Jardin du roi (sa Philosophie chimique a été traduite en onze langues). Il siège jusqu’en 1795 à la Convention et participe à la création ou à la réorganisation de nombreuses institutions (écoles de médecine et de droit, Ponts et Chaussées, Centrale, Polytechnique où il enseigne la chimie, lycées et collèges). Il fait adopter la loi sur les poids et mesures.
Ses travaux scientifiques concernent l’analyse de minéraux (il montra notamment en 1804 
l’identité de composition chimique de l’aragonite et de la calcite, les deux formes de carbonate de calcium), le quinquina, plusieurs composés détonants, les céréales, le tartre des dents, le lait, la bile. 
Parmi ses œuvres, on peut citer Recherches sur le métal des cloches , Entomologia parisiensis (1785), 
Éléments d’histoire naturelle et de chimie (1786), La Médecine éclairée par les sciences physiques (1791), 
Analyse chimique de l’eau sulfureuse d’Enghien (1788) et Traité complet des eaux minérales de France (1792).
Il a inventé l’analyse immédiate. Conseiller d’État, comte d’Empire, il meurt dans l’amertume de n’avoir pas occupé le  rang le plus élevé de l’Université.

 


Nicolas BOILEAU 

(1636-1711)

(recueil : Satires)


A M. de Molière

Rare et fameux esprit, dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ;
Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
Et qui sais à quel coin se marquent les bons vers :
Dans les combats d'esprit savant maître d'escrime,
Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime.
On dirait quand tu veux, qu'elle te vient chercher :
Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
Et, sans qu'un long détour t'arrête ou t'embarrasse,
A peine as-tu parlé, qu'elle-même s'y place.
Mais moi, qu'un vain caprice, une bizarre humeur,
Pour mes péchés, je crois, fit devenir rimeur,
Dans ce rude métier où mon esprit se tue,
En vain, pour la trouver, je travaille et je sue :
Souvent j'ai beau rêver du matin jusqu'au soir :
Quand je veux dire blanc, la quinteuse dit noir.
Si je veux d'un galant dépeindre la figure,
Ma plume pour rimer trouve l'abbé de Pure,
Si je pense exprimer un auteur sans défaut,
La raison dit Virgile, et la rime Quinault.
Enfin, quoi que je fasse, ou que je veuille faire,
La bizarre toujours vient m'offrir le contraire.
De rage quelquefois, ne pouvant la trouver,
Triste, las et confus, je cesse d'y rêver ;
Et, maudissant vingt fois le démon qui m'inspire,
Je fais mille serments de ne jamais écrire.
Mais, quand j'ai bien maudit et Muses et Phébus,
Je la vois qui paraît quand je n'y pense plus :
Aussitôt, malgré moi, tout mon feu se rallume ;
Je reprends sur-le-champ le papier et la plume ;
Et de mes vains serments perdant le souvenir,
J'attends de vers en vers qu'elle daigne venir.
Encor si pour rimer, dans sa verve indiscrète,
Ma muse au moins souffrait une froide épithète,
Je ferais comme un autre, et, sans chercher si loin,
J'aurais toujours des mots pour les coudre au besoin.
Si je louais Philis, EN MIRACLES FÉCONDE,
Je trouverais bientôt, A NULLE AUTRE SECONDE ;
Si je voulais vanter un objet NON PAREIL,
Je mettrais à l'instant, PLUS BEAU QUE LE SOLEIL ;
Enfin, parlant toujours D'ASTRES et de MERVEILLES,
De CHEFS-DOEUVRE DES CIEUX, de BEAUTÉS SANS PAREILLES ;
Avec tous ces beaux mots, souvent mis au hasard,
Je pourrais aisément, sans génie et sans art,
Et transposant cent fois et le nom et le verbe,
Dans mes vers recousus mettre en pièces Malherbe.
Mais mon esprit, tremblant dans le choix de ses mots,
N'en dira jamais un, s'il ne tombe à propos,
Et ne saurait souffrir qu'une phrase insipide
Vienne à la fin d'un vers remplir la place vide ;
Ainsi, recommençant un ouvrage vingt fois,
Si j'écris quatre mots, j'en effacerai trois.
Maudit soit le premier dont la verve insensée
Dans les bornes d'un vers renferma sa pensée,
Et, donnant à ses mots une étroite prison,
Voulut avec la rime enchaîner la raison !
Sans ce métier fatal au repos de ma vie,
Mes jours, pleins de loisirs couleraient sans envie,
Je n'aurais qu'à chanter, rire, boire d'autant,
Et, comme un gras chanoine, à mon aise et content,
Passer tranquillement, sans souci, sans affaire,
La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire.
Mon cœur, exempt de soins, libre de passion,
Sait donner une borne à son ambition ;
Et, fuyant des grandeurs la présence importune,
Je ne vais point au Louvre adorer la fortune :
Et je serais heureux si, pour me consumer,
Un destin envieux ne m'avait fait rimer.
Mais depuis le moment que cette frénésie
De ses noires vapeurs troubla ma fantaisie,
Et qu'un démon jaloux de mon contentement
M'inspira le dessein d'écrire poliment,
Tous les jours malgré moi, cloué sur un ouvrage,
Retouchant un endroit, effaçant une page,
Enfin passant ma vie en ce triste métier,
J'envie, en écrivant, le sort de Pelletier.
Bienheureux Scudéri, dont la fertile plume
Peut tous les mois sans peine enfanter un volume !
Tes écrits, il est vrai, sans art et languissants,
Semblent être formés en dépit du bon sens ;
Mais ils trouvent pourtant, quoi qu'on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre, et des sots pour les lire ;
Et quand la rime enfin se trouve au bout des vers,
Qu'importe que le reste y soit mis de travers !
Malheureux mille fois celui dont la manie
Veut aux règles de l'art asservir son génie !
Un sot, en écrivant, fait tout avec plaisir.
Il n'a point en ses vers l'embarras de choisir ;
Et, toujours amoureux de ce qu'il vient d'écrire,
Ravi d'étonnement, en soi-même il s'admire.
Mais un esprit sublime en vain veut s'élever
A ce degré parfait qu'il tâche de trouver;
Et, toujours mécontent de ce qu'il vient de faire,
Il plaît à tout le monde, et ne saurait se plaire,
Et tel, dont en tous lieux chacun vante l'esprit,
Voudrait pour son repos n'avoir jamais écrit.
Toi donc, qui vois les maux où ma muse s'abîme,
De grâce, enseigne-moi l'art de trouver la rime :
Ou, puisque enfin tes soins y seraient superflus,
Molière, enseigne-moi l'art de ne rimer plus.

(Satire II)


Saint Amant     1594-1661
 
Assis sur un fagot

Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée,
Les yeux fixés vers terre, et l'âme mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.

L'espoir qui me remet du jour au lendemain,
Essaye à gagner temps sur ma peine obstinée,
Et me venant promettre une autre destinée,
Me fait monter plus haut qu'un Empereur Romain.

Mais à peine cette herbe est-elle mise en cendre,
Qu'en mon premier estat il me convient descendre,
Et passer mes ennuis à redire souvent :

Non, je ne trouve point beaucoup de différence
De prendre du tabac à vivre d'espérance,
Car l'un n'est que fumée, et l'autre n'est que vent

Le paresseux

Accablé de paresse et de mélancolie,
Je rêve dans un lit où je suis fagoté,
Comme un lièvre sans os qui dort dans un pâté,
Ou comme un Don Quichotte en sa morne folie.

Là, sans me soucier des guerres d'Italie,
Du comte Palatin, ni de sa royauté,
Je consacre un bel hymne à cette oisiveté
Où mon âme en langueur est comme ensevelie.

Je trouve ce plaisir si doux et si charmant,
Que je crois que les biens me viendront en dormant,
Puisque je vois déjà s'en enfler ma bedaine,

Et hais tant le travail, que, les yeux entrouverts,
Une main hors des draps, cher Baudoin, à peine
Ai-je pu me résoudre à t'écrire ces vers.


La solitude 

O! que j'aime la solitude ! 
Que ces lieux sacrés à la nuit, 
Eloignés du monde et du bruit, 
Plaisent à mon inquiétude ! 
Mon Dieu ! Que mes yeux sont contents 
De voir ces bois qui se trouvèrent 
A la nativité du Temps 
Et que tous les Siècles révèrent, 
Etre encore aussi beaux et verts 
Qu'aux premiers jours de l'Univers ! 

Un gai zéphire les caresse 
D'un mouvement doux et flatteur, 
Rien que leur extrême hauteur 
Ne fait remarquer leur vieillesse : 
Jadis Pan et ses Demi-Dieux 
Y vinrent chercher du refuge, 
Quand Jupiter ouvrit les Cieux 
Pour nous envoyer le Déluge, 
Et se sauvant sur leurs rameaux, 
A peine virent-ils les Eaux. 

Que sur cette Epine fleurie, 
Dont le Printemps est amoureux, 
Philomele au chant langoureux 
Entretient bien ma rêverie ! 
Que je prends de plaisir à voir
Ces monts pendants en précipices,
Qui pour les coups du désespoir
Sont aux Malheureux si propices,
Quand la cruauté de leur sort 
Les forces à rechercher la mort ! 

Que je trouve doux le ravage 
De ces fiers Torrents vagabonds 
Qui se précipitent par bonds 
Dans ce Vallon frais et sauvage ! 
Puis glissant sous les Arbrisseaux 
Ainsi que des Serpents sur l'herbe, 
Se changent en plaisants Ruisseaux 
Où quelque Naïade superbe 
Règne comme en son lit natal, 
Dessus un trône de cristal ! 

Que j'aime ce Marais paisible ! 
Il est tout bordé d'Aliziers 
D'Aulnes, de Saules et d'Osiers, 
A qui le fer n'est pas nuisible : 
Les Nymphes y cherchant le frais, 
S'y viennent fournir de quenouilles, 
De pipeaux, de joncs et de glais, 
Où l'on voit sauter les grenouilles, 
Qui de frayeur s'y vont cacher 
Sitôt qu'on veut s'en approcher.






Assis sur un fagot, une pipe à la main

Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée,
Les yeux fixés vers terre, et l'âme mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.

L'espoir qui me remet du jour au lendemain,
Essaye à gagner temps sur ma peine obstinée,
Et me venant promettre une autre destinée,
Me fait monter plus haut qu'un Empereur Romain.

Mais à peine cette herbe est-elle mise en cendre,
Qu'en mon premier estat il me convient descendre,
Et passer mes ennuis à redire souvent :

Non, je ne trouve point beaucoup de différence
De prendre du tabac à vivre d'espérance,
Car l'un n'est que fumée, et l'autre n'est que vent

 

 RACINE

 

Acte II - Scène V (Le songe d'Athalie)


Athalie, Abner, Mathan, Suite d'Athalie 

Mathan. 
Grande reine, est-ce ici votre place ?
Quel trouble vous agite, et quel effroi vous glace ?
Parmi vos ennemies que venez-vous chercher ?
De ce temple profane osez-vous approcher ?
Avez-vous dépouillé cette haine si vive . . .


Athalie. 
Prêtez-moi l'un et l'autre une oreille attentive.
Je ne veux point ici rappeler le passé,
Ni vous rendre raison du sang que j'ai versé:
Ce que j'ai fait, Abner, j'ai cru e devoir faire.
Je ne prends point pour juge un peuple téméraire
Quoi que son insolence ait osé publier,
Le ciel même a pris soin de me justifier.
Sur d'éclatants succès ma puissance établie
A fait jusqu'aux deux mers respecter Athalie ;
Par moi Jérusalem goûte un calme profond ;
Le Jourdain ne voit plus l'Arabe vagabond
Ni l'altier Philistin, par d'éternels ravages,
Comme au temps de vos rois, désoler ses rivages ;
Le syrien me traite de reine et de sœur ;
Enfin de ma maison le perfide oppresseur,
Qui devait jusqu'à moi pousser sa barbarie,
Jéhu, le fier Jéhu, tremble dans Samarie ;
De toutes parts pressé par un puissant voisin,
Que j'ai su soulever contre cet assassin,
Il me laisse en ces lieux souveraine maîtresse.
Je jouissais en paix du fruit de ma sagesse ;
Mais un trouble importun vient, depuis quelques jours,
De mes prospérités interrompre le cours.
Un songe (me devrais-je inquiéter d'un songe?)
Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge :
Je l'évite partout, partout il me poursuit.
C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit ;
Ma mère Jezabel devant moi s'est montrée,
Comme au jour de sa mort pompeusement parée
Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté;
Même elle avait encor cet éclat emprunté
Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage;
Pour réparer des an l'irréparable outrage:
'Tremble, m'a-t-elle dit, fille digne de moi;
Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi.
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille.' En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser;
Et moi je lui tendais les mains pour l'embrasser; 
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange
D'os et de chairs meurtris, et traînes dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.


Abner. Grand Dieu!



Athalie 

Dans ce désordre à mes yeux se présente 
Un jeune enfant couvert d'une robe éclatante, 
Tels qu'on voit des Hébreux les prêtres revêtus. 
Sa vue a ranimé mes esprits abattus ; 
Mais, lorsque revenant de mon trouble funeste, 
J'admirais sa douceur, son air noble et modeste, 
J'ai senti tout à coup un homicide acier 
Que le traître en mon sein a plongé tout entier. 
De tant d'objets divers le bizarre assemblage 
Peut-être du hasard vous paraît un ouvrage. 
Moi-même quelque temps, honteuse de ma peur, 
Je l'ai pris pour l'effet d'une sombre vapeur. 
Mais de ce souvenir mon âme possédée 
A deux fois en dormant revu la même idée ; 
Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer 
Ce même enfant toujours tout prêt à me percer. 
Lasse enfin des horreurs dont j'étais poursuivie, 
J'allais prier Baal de veiller sur ma vie 
Et chercher du repos au pied de ses autels. 
Que ne peut la frayeur sur l'esprit des mortels ! 
Dans le temple des Juifs un instinct m'a poussée, 
Et d'apaiser leur Dieu j'ai conçu la pensée ; 
J'ai cru que des présents calmeraient son courroux 
Que ce Dieu, quel qu'il soit, en deviendrait plus doux. 
Pontife de Baal, excusez ma faiblesse. 
J'entre : le peuple fuit, le sacrifice cesse, 
Le grand prêtre vers moi s'avance avec fureur. 
Pendant qu'il me parlait, ô surprise ! ô terreur ! 
J'ai vu ce même enfant dont je suis menacée, 
Tel qu'un songe effrayant l'a peint à ma pensée. 
Je l'ai vu, son même air, son même habit de lin, 
Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin ; 
C'est lui-même. Il marchait à côté du grand prêtre, 
Mais bientôt à ma vue on l'a fait disparaître. 
Voilà quel trouble ici m'oblige à m'arrêter, 
Et sur quoi j'ai voulu tous deux vous consulter. 
Que présage, Mathan, ce prodige incroyable ? 

MATHAN 

Ce songe et ce rapport, tout me semble effroyable. 




Pierre CORNEILLE (1606-1684) 


Eve et Marie

Homme, qui que tu sois, regarde Eve et Marie,
Et comparant ta mère à celle du Sauveur,
Vois laquelle des deux en est le plus chérie,
Et du Père Eternel gagne mieux la faveur.

L'une a toute sa race au démon asservie,
L'autre rompt l'esclavage où furent ses aïeux
Par l'une vient la mort et par l'autre la vie,
L'une ouvre les enfers et l'autre ouvre les cieux.

Cette Ève cependant qui nous engage aux flammes
Au point qu'elle est bornée est sans corruption
Et la Vierge " bénie entre toutes les femmes "
Serait-elle moins pure en sa conception ?

Non, non, n'en croyez rien, et tous tant que nous sommes
Publions le contraire à toute heure, en tout lieu :
Ce que Dieu donne bien à la mère des hommes,
Ne le refusons pas à la Mère de Dieu.



Le Cid


DON DIÈGUE

Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras qu'avec respect tout l'Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Oeuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d'où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur ;
Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil par cet affront insigne
Malgré le choix du roi, m'en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d'un corps tout de glace inutile ornement,
Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
M'as servi de parade, et non pas de défense,
Va, quitte désormais le derniers des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleurs mains.

Jean de La Fontaine

1621 - 1695

 

  

 




L'Amour et la Folie


Tout est mystère dans l'Amour,
Ses flèches, son Carquois, son Flambeau, son Enfance.
Ce n'est pas l'ouvrage d'un jour
Que d'épuiser cette Science.
Je ne prétends donc point tout expliquer ici.
Mon but est seulement de dire, à ma manière,
Comment l'Aveugle que voici
(C'est un Dieu), comment, dis-je, il perdit la lumière ;
Quelle suite eut ce mal, qui peut-être est un bien ;
J'en fais juge un Amant, et ne décide rien.
La Folie et l'Amour jouaient un jour ensemble.
Celui-ci n'était pas encor privé des yeux.
Une dispute vint : l'Amour veut qu'on assemble
Là-dessus le Conseil des Dieux.
L'autre n'eut pas la patience ;
Elle lui donne un coup si furieux,
Qu'il en perd la clarté des Cieux.
Vénus en demande vengeance.
Femme et mère, il suffit pour juger de ses cris :
Les Dieux en furent étourdis,
Et Jupiter, et Némésis,
Et les Juges d'Enfer, enfin toute la bande.
Elle représenta l'énormité du cas.
Son fils, sans un bâton, ne pouvait faire un pas :
Nulle peine n'était pour ce crime assez grande.
Le dommage devait être aussi réparé.
Quand on eut bien considéré
L'intérêt du Public, celui de la Partie,
Le résultat enfin de la suprême Cour
Fut de condamner la Folie
A servir de guide à l'Amour.


La Mouche et la Fourmi 

La mouche et la fourmi contestaient de leur prix. 
"O Jupiter, dit la première, 
Faut-il que l'amour-propre aveugle les esprits 
D'une si terrible manière, 
Qu'un vil et rampant animal 
A la fille de l'air ose se dire égal! 
Je hante les palais, je m'assieds à ta table: 
Si l'on t'immole un boeuf, j'en goûte devant toi.; 
Pendant que celle-ci, chétive et misérable, 
Vit trois jours d'un fétu qu'elle a traîné chez soi. 
Mais ma mignonne, dites-moi, 
Vous campez-vous jamais sur la tête d'un roi, 
D'un empereur ou d'une belle? 
Je rehausse d'un teint la blancheur naturelle; 
Et la dernière main que met à sa beauté 
Une femme allant en conquête, 
C'est un ajustement des mouches emprunté. 
Puis allez-moi rompre la tête 
De vos greniers! - Avez-vous dit? 
Lui répliqua la ménagère. 
Vous hantez les palais; mais on vous y maudit 
Et quant à goûter la première 
De ce qu'on sert devant les dieux, 
Croyez-vous qu'il en vaille mieux? 
Si vous entrez partout, aussi font les profanes. 
Sur la tête des rois et sur celle de ânes 
Vous allez vous planter, je n'en disconviens pas; 
Et je sais que d'un prompt trépas 
Cette importunité bien souvent est punie. 
Certain ajustement, dites-vous, rend jolie; 
J'en conviens, il est noir ainsi que vous et moi. 
Je veux qu'il ait nom mouche: est-ce un sujet pourquoi 
Vous fassiez sonner vos mérites? 
Nomme-t-on pas aussi mouche les parasites? 
Cessez donc de tenir un langage si vain: 
N'ayez plus ces hautes pensées. 
Les mouches de cour sont chassées; 
Les mouchards sont pendus, et vous mourrez de faim, 
De froid, de langueur, de misère, 
Quand Phébus régnera sur un autre hémisphère. 
Alors je jouirai du fruit de mes travaux: 
Je n'irai, par monts ni par vaux, 
M'exposer au vent, à la pluie; 
Je vivrai sans mélancolie: 
Le soin que j'aurai pris de soin m'exemptera. 
Je vous enseignerai par là 
Ce que c'est qu'une fausse ou véritable gloire. 
Adieu: je perds le temps; laissez-moi travailler; 
Ni mon grenier, ni mon armoire, 
Ne se remplit à babiller." 






Le coq et la perle

Un jour un coq détourna
Une perle qu'il donna
Au beau premier lapidaire.
Je la crois fine, dit-il;
Mais le moindre grain de mil
Serait bien mieux mon affaire.

Un ignorant hérita
D'un manuscrit qu'il porta
Chez son voisin le libraire.
Je crois, dit-il qu'il est bon;
Mais le moindre ducaton
Serait bien mieux mon affaire.



Le Loup et le Chien

Un loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,
Sire loup l'eût fait volontiers;
Mais il fallait livrer bataille,
Et la mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le loup donc, l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
"Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui répartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien:
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi? rien d'assuré; point de franche lippée;
Tout à la pointe de l'épée.
Suivez moi, vous aurez un bien meilleur destin."
Le loup reprit: "Que me faudra-t-il faire?
-Presque rien, dit le chien: donner la chasse aux gens
Portant bâtons et mendiants;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire:
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons:
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse."
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
"Qu'est-ce là? lui dit-il. - Rien. - Quoi? rien? -Peu de chose.
-Mais encor? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché? dit le loup: vous ne courez donc pas
Où vous voulez? - Pas toujours; mais qu'importe? -
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor."
Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encor.

Le savetier et le financier 


Un savetier chantait du matin jusqu'au soir ;
C'était merveilles de le voir,
Merveilles de l'ouïr ; il faisait des passages,
Plus content qu'aucun des Sept Sages. 
Son voisin au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait peu, dormait moins encor.
C'était un homme de finance.
Si sur le point du jour, parfois il sommeillait,
Le savetier alors en chantant l'éveillait ;
Et le financier se plaignait
Que les soins de la Providence
N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.
En son hôtel il fait venir
Le chanteur, et lui dit: «Or çà, sire Grégoire, 
Que gagnez-vous par an? - Par an ? Ma foi, Monsieur,
Dit avec un ton de rieur,
Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre, il suffit qu'à la fin
J'attrape le bout de l'année ;
Chaque jour amène son pain.
- Eh bien, que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
- Tantôt plus, tantôt moins, le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il faut chômer ; on nous ruine en fêtes ;
L'une fait tort à l'autre ; et Monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône.»
Le financier, riant de sa naïveté
Lui dit: «Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône.
Prenez ces cent écus ; gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin.»
Le savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait, depuis plus de cent ans
Produit pour l'usage des gens.
Il retourne chez lui; dans sa cave il enserre
L'argent et sa joie à la fois.
Plus de chant: il perdit sa voix,
Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis :
Il eut pour hôte les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines ;
Tout le jour il avait l'œil au guet ; et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l'argent. A la fin le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus :
«Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus.» 



La mort et le malheureux 

Un malheureux appelait tous les jours 
La mort à son secours 
"O Mort, lui disait-il, que tu me sembles belle! 
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle!' 
La mort crut, en venant, l'obliger en effet. 
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre. 
"Que vois-je? cria-t-il: ôtez-moi cet objet; 
Qu'il est hideux! que sa rencontre 
Me cause d'horreur et d'effroi 
N'approche pas, ô Mort! ô Mort, retire-toi!" 

Mécénas fut un galant homme; 
Il a dit quelque part: "Qu'on me rende impotent. 
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme 
Je vive, c'est assez, je suis plus que content." 
Ne viens jamais, ô Mort; on t'en dit tout autant


L'Amour et la Folie 


Tout est mystère dans l'Amour, 
Ses flèches, son Carquois, son Flambeau, son Enfance. 
Ce n'est pas l'ouvrage d'un jour 
Que d'épuiser cette Science. 
Je ne prétends donc point tout expliquer ici. 
Mon but est seulement de dire, à ma manière, 
Comment l'Aveugle que voici 
(C'est un Dieu), comment, dis-je, il perdit la lumière ; 
Quelle suite eut ce mal, qui peut-être est un bien ; 
J'en fais juge un Amant, et ne décide rien. 
La Folie et l'Amour jouaient un jour ensemble. 
Celui-ci n'était pas encor privé des yeux. 
Une dispute vint : l'Amour veut qu'on assemble 
Là-dessus le Conseil des Dieux. 
L'autre n'eut pas la patience ; 
Elle lui donne un coup si furieux, 
Qu'il en perd la clarté des Cieux. 
Vénus en demande vengeance. 
Femme et mère, il suffit pour juger de ses cris : 
Les Dieux en furent étourdis, 
Et Jupiter, et Némésis, 
Et les Juges d'Enfer, enfin toute la bande. 
Elle représenta l'énormité du cas. 
Son fils, sans un bâton, ne pouvait faire un pas : 
Nulle peine n'était pour ce crime assez grande. 
Le dommage devait être aussi réparé. 
Quand on eut bien considéré 
L'intérêt du Public, celui de la Partie, 
Le résultat enfin de la suprême Cour 
Fut de condamner la Folie 
A servir de guide à l'Amour. 

 

Le petit Poisson et le Pêcheur

Petit poisson deviendra grand,
Pourvu que Dieu lui prête vie.
Mais le lâcher en attendant,
Je tiens pour moi que c'est folie ;
Car de le rattraper il n'est pas trop certain.
Un Carpeau qui n'était encore que fretin
Fut pris par un Pêcheur au bord d'une rivière.
Tout fait nombre, dit l'homme en voyant son butin ;
Voilà commencement de chère et de festin :
Mettons-le en notre gibecière.
Le pauvre Carpillon lui dit en sa manière :
Que ferez-vous de moi ? je ne saurais fournir
Au plus qu'une demi-bouchée ;
Laissez-moi Carpe devenir :
Je serai par vous repêchée.
Quelque gros Partisan m'achètera bien cher,
Au lieu qu'il vous en faut chercher
Peut-être encor cent de ma taille
Pour faire un plat. Quel plat ? croyez-moi ; rien qui vaille.
- Rien qui vaille ? Eh bien soit, repartit le Pêcheur ;
Poisson, mon bel ami, qui faites le Prêcheur,
Vous irez dans la poêle ; et vous avez beau dire,
Dès ce soir on vous fera frire.

Un tien vaut, ce dit-on, mieux que deux tu l'auras :
L'un est sûr, l'autre ne l'est pas.

...........


LE RIEUR ET LES POISSONS


Un Rieur était à la table
D'un Financier; et n'avait en son coin
Que de petits poissons : tous les gros étaient loin.
Il prend donc les menus, puis leur parle à l'oreille,
Et puis il feint la pareille,
D'écouter leur réponse. On demeura surpris :
Cela suspendit les esprits.
Le Rieur alors d'un ton sage
Dit qu'il craignait qu'un sien ami
Pour les grandes Indes parti,
N'eût depuis un an fait naufrage.

Il s'en informait à ce menu fretin :
Mais tous lui répondirent qu'ils n'étaient pas d'un âge
A savoir au vrai son destin;
Les gros en sauraient davantage.

N'en puis-je donc, messieurs, un gros interroger ?
De dire si la compagnie
Prit goût à la plaisanterie,
J'en doute; mais enfin, il les sut engager
A lui servir un monstre assez vieux pour lui dire
Tous les noms de chercheurs de mondes inconnus
Qui n'en étaient pas revenus...

Phébus et Borée


Borée et le Soleil virent un Voyageur
Qui s'était muni par bonheur
Contre le mauvais temps. (On entrait dans l'Automne,
Quand la précaution aux voyageurs est bonne)
Il pleut ; le Soleil luit ; et l'écharpe d'Iris
Rend ceux qui sortent avertis
Qu'en ces mois le manteau leur est fort nécessaire ;
Les Latins les nommaient douteux pour cette affaire.
Notre homme s'était donc à la pluie attendu :
Bon manteau bien doublé ; bonne étoffe bien forte.
Celui-ci, dit le Vent, prétend avoir pourvu
A tous les accidents ; mais il n'a pas prévu
Que je saurai souffler de sorte
Qu'il n'est bouton qui tienne : il faudra, si je veux,
Que le manteau s'en aille au Diable.
L'ébattement pourrait nous en être agréable :
Vous plaît-il de l'avoir ? - Eh bien, gageons nous deux,
Dit Phébus sans tant de paroles,
A qui plus tôt aura dégarni les épaules
Du Cavalier que nous voyons.
Commencez. Je vous laisse obscurcir mes rayons.
Il n'en fallut pas plus. Notre souffleur à gage
Se gorge de vapeurs, s'enfle comme un ballon,
Fait un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête, et brise en son passage
Maint toit qui n'en peut mais, fait périr maint bateau :
Le tout au sujet d'un manteau.
Le Cavalier eut soin d'empêcher que l'orage
Ne se pût engouffrer dedans.
Cela le préserva ; le Vent perdit son temps :
Plus il se tourmentait, plus l'autre tenait ferme ;
Il eut beau faire agir le collet et les plis.
Sitôt qu'il fut au bout du terme
Qu'à la gageure on avait mis,
Le Soleil dissipe la nue,
Recrée, et puis pénètre enfin le Cavalier,
Sous son balandras fait qu'il sue,
Le contraint de s'en dépouiller.
Encore n'usa t il pas de toute sa puissance.
Plus fait douceur que violence.

                         ...........


Les Deux Mulets

 

 


Deux Mulets cheminaient, l'un d'avoine chargé,
L'autre portant l'argent de la Gabelle.
Celui-ci, glorieux d'une charge si belle,
N'eût voulu pour beaucoup en être soulagé.
Il marchait d'un pas relevé,
Et faisait sonner sa sonnette :
Quand l'ennemi se présentant,
Comme il en voulait à l'argent,
Sur le Mulet du fisc une troupe se jette,
Le saisit au frein et l'arrête.
Le Mulet, en se défendant,
Se sent percer de coups : il gémit, il soupire.
"Est-ce donc là, dit-il, ce qu'on m'avait promis ?
Ce Mulet qui me suit du danger se retire,
Et moi j'y tombe, et je péris.
- Ami, lui dit son camarade,
Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut Emploi :
Si tu n'avais servi qu'un Meunier, comme moi,
Tu ne serais pas si malade. "

 

 

La Génisse, la Chèvre, et la Brebis, en société avec le Lion

 

La Génisse, la Chèvre, et leur sœur la Brebis,

Avec un fier Lion, seigneur du voisinage,

Firent société, dit-on, au temps jadis,

Et mirent en commun le gain et le dommage.

Dans les lacs de la Chèvre un Cerf se trouva pris.

Vers ses associés aussitôt elle envoie.

Eux venus, le Lion par ses ongles compta,

Et dit : "Nous sommes quatre à partager la proie. "

Puis en autant de parts le Cerf il dépeça ;

Prit pour lui la première en qualité de Sire :

"Elle doit être à moi, dit-il ; et la raison,

C'est que je m'appelle Lion :

A cela l'on n'a rien à dire.

La seconde, par droit, me doit échoir encor :

Ce droit, vous le savez, c'est le droit du plus fort

Comme le plus vaillant, je prétends la troisième.

Si quelqu'une de vous touche à la quatrième,

Je l'étranglerai tout d'abord. "

 

 

La Besace

 

Jupiter dit un jour : "Que tout ce qui respire

S'en vienne comparaître aux pieds de ma grandeur :

Si dans son composé quelqu'un trouve à redire,

Il peut le déclarer sans peur ;

Je mettrai remède à la chose.

Venez, Singe ; parlez le premier, et pour cause.

Voyez ces animaux, faites comparaison

De leurs beautés avec les vôtres.

Etes-vous satisfait? - Moi ? dit-il, pourquoi non ?

N'ai-je pas quatre pieds aussi bien que les autres ?

Mon portrait jusqu'ici ne m'a rien reproché ;

Mais pour mon frère l'Ours, on ne l'a qu'ébauché :

Jamais, s'il me veut croire, il ne se fera peindre. "

L'Ours venant là-dessus, on crut qu'il s'allait plaindre.

Tant s'en faut : de sa forme il se loua très fort

Glosa sur l'Eléphant, dit qu'on pourrait encor

Ajouter à sa queue, ôter à ses oreilles ;

Que c'était une masse informe et sans beauté.

L'Eléphant étant écouté,

Tout sage qu'il était, dit des choses pareilles.

Il jugea qu'à son appétit

Dame Baleine était trop grosse.

Dame Fourmi trouva le Ciron trop petit,

Se croyant, pour elle, un colosse.

Jupin les renvoya s'étant censurés tous,

Du reste, contents d'eux ; mais parmi les plus fous

Notre espèce excella ; car tout ce que nous sommes,

Lynx envers nos pareils, et Taupes envers nous,

Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes :

On se voit d'un autre oeil qu'on ne voit son prochain.

Le Fabricateur souverain

Nous créa Besaciers tous de même manière,

Tant ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui :

Il fit pour nos défauts la poche de derrière,

Et celle de devant pour les défauts d'autrui.

 

 

L'Homme et son image

 

Un homme qui s'aimait sans avoir de rivaux

Passait dans son esprit pour le plus beau du monde.

Il accusait toujours les miroirs d'être faux,

Vivant plus que content dans son erreur profonde.

Afin de le guérir, le sort officieux

Présentait partout à ses yeux

Les Conseillers muets dont se servent nos Dames :

Miroirs dans les logis, miroirs chez les Marchands,

Miroirs aux poches des galants,

Miroirs aux ceintures des femmes.

Que fait notre Narcisse ? Il va se confiner

Aux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer

N'osant plus des miroirs éprouver l'aventure.

Mais un canal, formé par une source pure,

Se trouve en ces lieux écartés ;

Il s'y voit ; il se fâche ; et ses yeux irrités

Pensent apercevoir une chimère vaine.

Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau ;

Mais quoi, le canal est si beau

Qu'il ne le quitte qu'avec peine.

On voit bien où je veux venir.

Je parle à tous ; et cette erreur extrême

Est un mal que chacun se plaît d'entretenir.

Notre âme, c'est cet Homme amoureux de lui-même ;

Tant de Miroirs, ce sont les sottises d'autrui,

Miroirs, de nos défauts les Peintres légitimes ;

Et quant au Canal, c'est celui

Que chacun sait, le Livre des Maximes.

 

 

Le Dragon à plusieurs têtes et le Dragon à plusieurs queues

 

Un Envoyé du Grand Seigneur

Préférait, dit l'Histoire, un jour chez l'Empereur,

Les forces de son Maître à celles de l'Empire.

Un Allemand se mit à dire :

Notre prince a des dépendants

Qui de leur chef sont si puissants

Que chacun d'eux pourrait soudoyer une armée.

Le Chiaoux, homme de sens,

Lui dit : Je sais par renommée

Ce que chaque Electeur peut de monde fournir ;

Et cela me fait souvenir

D'une aventure étrange, et qui pourtant est vraie.

J'étais en un lieu sûr, lorsque je vis passer

Les cent têtes d'une Hydre au travers d'une haie.

Mon sang commence à se glacer ;

Et je crois qu'à moins on s'effraie.

Je n'en eus toutefois que la peur sans le mal.

Jamais le corps de l'animal

Ne put venir vers moi, ni trouver d'ouverture.

Je rêvais à cette aventure,

Quand un autre Dragon, qui n'avait qu'un seul chef

Et bien plus d'une queue, à passer se présente.

Me voilà saisi derechef

D'étonnement et d'épouvante.

Ce chef passe, et le corps, et chaque queue aussi.

Rien ne les empêcha ; l'un fit chemin à l'autre.

Je soutiens qu'il en est ainsi

De votre Empereur et du nôtre.

 

 

Simonide préservé par les Dieux

 

On ne peut trop louer trois sortes de personnes :

Les Dieux, sa Maîtresse, et son Roi.

Malherbe le disait ; j'y souscris quant à moi :

Ce sont maximes toujours bonnes.

La louange chatouille et gagne les esprits ;

Les faveurs d'une belle en sont souvent le prix.

Voyons comme les Dieux l'ont quelquefois payée.

Simonide avait entrepris

L'éloge d'un Athlète, et, la chose essayée,

Il trouva son sujet plein de récits tout nus.

Les parents de l'Athlète étaient gens inconnus,

Son père, un bon Bourgeois, lui sans autre mérite :

Matière infertile et petite.

Le Poète d'abord parla de son Héros.

Après en avoir dit ce qu'il en pouvait dire,

Il se jette à côté, se met sur le propos

De Castor et Pollux, ne manque pas d'écrire

Que leur exemple était aux lutteurs glorieux,

Elève leurs combats, spécifiant les lieux

Où ces frères s'étaient signalés davantage.

Enfin l'éloge de ces Dieux

Faisait les deux tiers de l'ouvrage.

L'Athlète avait promis d'en payer un talent ;

Mais quand il le vit, le galant

N'en donna que le tiers, et dit fort franchement

Que Castor et Pollux acquittassent le reste.

Faites-vous contenter par ce couple céleste.

Je vous veux traiter cependant :

Venez souper chez moi, nous ferons bonne vie.

Les conviés sont gens choisis,

Mes parents, mes meilleurs amis. Soyez donc de la compagnie.

Simonide promit. Peut-être qu'il eut peur

De perdre, outre son dû, le gré de sa louange.

Il vient, l'on festine, l'on mange.

Chacun étant en belle humeur,

Un domestique accourt, l'avertit qu'à la porte

Deux hommes demandaient à le voir promptement.

Il sort de table, et la cohorte

N'en perd pas un seul coup de dent.

Ces deux hommes étaient les gémeaux de l'éloge.

Tous deux lui rendent grâce ; et pour prix de ses vers,

Ils l'avertissent qu'il déloge,

Et que cette maison va tomber à l'envers.

La prédiction en fut vraie ;

Un pilier manque ; et le plafonds,

Ne trouvant plus rien qui l'étaie,

Tombe sur le festin, brise plats et flacons,

N'en fait pas moins aux Echansons.

Ce ne fut pas le pis ; car, pour rendre complète

La vengeance due au Poète,

Une poutre cassa les jambes à l'Athlète,

Et renvoya les conviés

Pour la plupart estropiés.

La renommée eut soin de publier l'affaire.

Chacun cria miracle. On doubla le salaire

Que méritaient les vers d'un homme aimé des Dieux.

Il n'était fils de bonne mère

Qui, les payant à qui mieux mieux,

Pour ses ancêtres n'en fit faire.

Je reviens à mon texte et dis premièrement

Qu'on ne saurait manquer de louer largement

Les Dieux et leurs pareils; de plus, que Melpomène

Souvent sans déroger trafique de sa peine ;

Enfin qu'on doit tenir notre art en quelque prix.

Les grands se font honneur dès lors qu'ils nous font grâce :

Jadis l'Olympe et le Parnasse

Etaient frères et bons amis.

 

 

L'Homme entre deux âges, et ses deux maîtresses

 

Un homme de moyen âge,

Et tirant sur le grison,

Jugea qu'il était saison

De songer au mariage.

Il avait du comptant,

Et partant

De quoi choisir. Toutes voulaient lui plaire ;

En quoi notre amoureux ne se pressait pas tant ;

Bien adresser n'est pas petite affaire.

Deux veuves sur son cœur eurent le plus de part :

L'une encor verte, et l'autre un peu bien mûre,

Mais qui réparait par son art

Ce qu'avait détruit la nature.

Ces deux Veuves, en badinant,

En riant, en lui faisant fête,

L'allaient quelquefois testonnant,

C'est-à-dire ajustant sa tête.

La Vieille à tous moments de sa part emportait

Un peu du poil noir qui restait,

Afin que son amant en fût plus à sa guise.

La Jeune saccageait les poils blancs à son tour.

Toutes deux firent tant, que notre tête grise

Demeura sans cheveux, et se douta du tour.

Je vous rends, leur dit-il, mille grâces, les Belles,

Qui m'avez si bien tondu ;

J'ai plus gagné que perdu :

Car d'Hymen point de nouvelles.

Celle que je prendrais voudrait qu'à sa façon

Je vécusse, et non à la mienne.

Il n'est tête chauve qui tienne,

Je vous suis obligé, Belles, de la leçon.

 

 

...........

 

 

Le Pot de terre et le Pot de fer 

Le Pot de fer proposa 
Au Pot de terre un voyage. 
Celui-ci s'en excusa, 
Disant qu'il ferait que sage 
De garder le coin du feu : 
Car il lui fallait si peu, 
Si peu, que la moindre chose 
De son débris serait cause. 
Il n'en reviendrait morceau. 
Pour vous, dit-il, dont la peau 
Est plus dure que la mienne, 
Je ne vois rien qui vous tienne. 
- Nous vous mettrons à couvert, 
Repartit le Pot de fer. 
Si quelque matière dure 
Vous menace d'aventure, 
Entre deux je passerai, 
Et du coup vous sauverai. 
Cette offre le persuade. 
Pot de fer son camarade 
Se met droit à ses côtés. 
Mes gens s'en vont à trois pieds, 
Clopin-clopant comme ils peuvent, 
L'un contre l'autre jetés 
Au moindre hoquet qu'ils treuvent. 
Le Pot de terre en souffre ; il n'eut pas fait cent pas 
Que par son compagnon il fut mis en éclats, 
Sans qu'il eût lieu de se plaindre. 
Ne nous associons qu'avec que nos égaux. 
Ou bien il nous faudra craindre 
Le destin d'un de ces Pots. 

............


Le Lièvre et la Tortue

Rien ne sert de courir ; il faut partir à point.
Le Lièvre et la Tortue en sont un témoignage.
Gageons, dit celle-ci, que vous n'atteindrez point
Sitôt que moi ce but. - Sitôt ? Etes-vous sage ?
Repartit l'animal léger.
Ma commère, il vous faut purger
Avec quatre grains d'ellébore.
- Sage ou non, je parie encore.
Ainsi fut fait : et de tous deux
On mit près du but les enjeux :
Savoir quoi, ce n'est pas l'affaire,
Ni de quel juge l'on convint.
Notre Lièvre n'avait que quatre pas à faire ;
J'entends de ceux qu'il fait lorsque prêt d'être atteint
Il s'éloigne des chiens, les renvoie aux Calendes,
Et leur fait arpenter les landes.
Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter,
Pour dormir, et pour écouter
D'où vient le vent, il laisse la Tortue
Aller son train de Sénateur.
Elle part, elle s'évertue ;
Elle se hâte avec lenteur.
Lui cependant méprise une telle victoire,
Tient la gageure à peu de gloire,
Croit qu'il y va de son honneur
De partir tard. Il broute, il se repose,
Il s'amuse à toute autre chose
Qu'à la gageure. A la fin quand il vit
Que l'autre touchait presque au bout de la carrière,
Il partit comme un trait ; mais les élans qu'il fit
Furent vains : la Tortue arriva la première.
Eh bien ! lui cria-t-elle, avais-je pas raison ?
De quoi vous sert votre vitesse ?
Moi, l'emporter ! et que serait-ce
Si vous portiez une maison ?


Jean de la Fontaine

 

 

L'Enfant et le Maître d'école

 

Dans ce récit je prétends faire voir

D'un certain sot la remontrance vaine.

Un jeune enfant dans l'eau se laissa choir,

En badinant sur les bords de la Seine.

Le Ciel permit qu'un saule se trouva,

Dont le branchage, après Dieu, le sauva.

S'étant pris, dis-je, aux branches de ce saule,

Par cet endroit passe un Maître d'école.

L'Enfant lui crie : "Au secours ! je péris. "

Le Magister, se tournant à ses cris,

D'un ton fort grave à contre-temps s'avise

De le tancer : "Ah! le petit babouin !

Voyez, dit-il, où l'a mis sa sottise !

Et puis, prenez de tels fripons le soin.

Que les parents sont malheureux qu'il faille

Toujours veiller à semblable canaille !

Qu'ils ont de maux ! et que je plains leur sort ! "

Ayant tout dit, il mit l'enfant à bord.

Je blâme ici plus de gens qu'on ne pense.

Tout babillard, tout censeur, tout pédant,

Se peut connaître au discours que j'avance :

Chacun des trois fait un peuple fort grand ;

Le Créateur en a béni l'engeance.

En toute affaire ils ne font que songer

Aux moyens d'exercer leur langue.

Hé ! mon ami, tire-moi de danger :

Tu feras après ta harangue.

 

 

L'Ivrogne et sa Femme

 

Chacun a son défaut où toujours il revient :

Honte ni peur n'y remédie.

Sur ce propos, d'un conte il me souvient :

Je ne dis rien que je n'appuie

De quelque exemple. Un suppôt de Bacchus

Altérait sa santé, son esprit et sa bourse.

Telles gens n'ont pas fait la moitié de leur course

Qu'ils sont au bout de leurs écus.

Un jour que celui-ci plein du jus de la treille,

Avait laissé ses sens au fond d'une bouteille,

Sa femme l'enferma dans un certain tombeau.

Là les vapeurs du vin nouveau

Cuvèrent à loisir. A son réveil il treuve

L'attirail de la mort à l'entour de son corps :

Un luminaire, un drap des morts.

Oh ! dit-il, qu'est ceci ? Ma femme est-elle veuve ?

Là-dessus, son épouse, en habit d'Alecton,

Masquée et de sa voix contrefaisant le ton,

Vient au prétendu mort, approche de sa bière,

Lui présente un chaudeau propre pour Lucifer.

L'Epoux alors ne doute en aucune manière

Qu'il ne soit citoyen d'enfer.

Quelle personne es-tu ? dit-il à ce fantôme.

- La cellérière du royaume

De Satan, reprit-elle ; et je porte à manger

A ceux qu'enclôt la tombe noire.

Le Mari repart sans songer :

Tu ne leur portes point à boire ?

 

 

Le Laboureur et ses Enfants

Travaillez, prenez de la peine :
C'est le fonds qui manque le moins.
Un riche Laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritage
Que nous ont laissé nos parents.
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l'endroit ; mais un peu de courage
Vous le fera trouver, vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu'on aura fait l'Oût.
Creusez, fouiller, bêchez ; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse.
Le père mort, les fils vous retournent le champ
Deçà, delà, partout ; si bien qu'au bout de l'an
Il en rapporta davantage.
D'argent, point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer avant sa mort
Que le travail est un trésor.

..........

La Jeune Veuve      

La perte d'un époux ne va point sans soupirs.
On fait beaucoup de bruit, et puis on se console.
Sur les ailes du Temps la tristesse s'envole ;
Le Temps ramène les plaisirs.
Entre la Veuve d'une année
Et la veuve d'une journée
La différence est grande : on ne croirait jamais
Que ce fût la même personne.
L'une fait fuir les gens, et l'autre a mille attraits.
Aux soupirs vrais ou faux celle-là s'abandonne ;
C'est toujours même note et pareil entretien :
On dit qu'on est inconsolable ;
On le dit, mais il n'en est rien,
Comme on verra par cette Fable,
Ou plutôt par la vérité.
L'Epoux d'une jeune beauté
Partait pour l'autre monde. A ses côtés sa femme
Lui criait : Attends-moi, je te suis ; et mon âme,
Aussi bien que la tienne, est prête à s'envoler.
Le Mari fait seul le voyage.
La Belle avait un père, homme prudent et sage :
Il laissa le torrent couler.
A la fin, pour la consoler,
Ma fille, lui dit-il, c'est trop verser de larmes :
Qu'a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes ?
Puisqu'il est des vivants, ne songez plus aux morts.
Je ne dis pas que tout à l'heure
Une condition meilleure
Change en des noces ces transports ;
Mais, après certain temps, souffrez qu'on vous propose
Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que le défunt.- Ah ! dit-elle aussitôt,
Un Cloître est l'époux qu'il me faut.
Le père lui laissa digérer sa disgrâce.
Un mois de la sorte se passe.
L'autre mois on l'emploie à changer tous les jours
Quelque chose à l'habit, au linge, à la coiffure.
Le deuil enfin sert de parure,
En attendant d'autres atours.
Toute la bande des Amours
Revient au colombier : les jeux, les ris, la danse,
Ont aussi leur tour à la fin.
On se plonge soir et matin
Dans la fontaine de Jouvence.
Le Père ne craint plus ce défunt tant chéri ;
Mais comme il ne parlait de rien à notre Belle :
Où donc est le jeune mari
Que vous m'avez promis ? dit-elle.

 

Le coche et la mouche 


Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé, 
Et de tous les côtés au soleil exposé, 
Six forts chevaux tiraient un coche. 
Femmes, moine, vieillards, tout était descendu. 
L'attelage suait, soufflait, était rendu. 
Une mouche survient, et des chevaux s'approche, 
Prétend les animer par son bourdonnement, 
Pique l'un, pique l'autre, et pense à tout moment
Qu'elle fait aller la machine, 
S'assied sur le timon, sur le nez du cocher. 
Aussitôt que le char chemine, 
Et qu'elle voit les gens marcher, 
Elle s'en attribue uniquement la gloire, 
Va, vient, fait l'empressée: il semble que ce soit 
Un sergent de bataille allant en chaque endroit 
Faire avancer ses gens et hâter la victoire. 
La mouche, en ce commun besoin, 
Se plaint qu'elle agit seule, et qu'elle a tout le soin; 
Qu'aucun n'aide aux chevaux à se tirer d'affaire. 
Le moine disait son bréviaire: 
Il prenait bien son temps! Une femme chantait: 
C'était bien de chansons qu'alors il s'agissait! 
Dame mouche s'en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles. 
Après bien du travail, le coche arriva au haut: 
«Respirons maintenant, dit la mouche aussitôt: 
J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine. 
Çà, Messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine.»

Ainsi certaines gens, faisant les empressés, 
S'introduisent dans les affaires: 
Ils font partout les nécessaires, 
Et, partout importuns, devraient être chassés. 





LE HÉRON 


Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où, 
Le héron au long bec emmanché d'un long cou: 
Il côtoyait une rivière. 
L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours; 
Ma commère la carpe y faisait mille tours, 
Avec le brochet son compère. 
Le héron en eût fait aisément son profit:
Tous approchaient du bord, l'oiseau n'avait qu'à prendre. 
Mais il crut mieux faire d'attendre
Qu'il eût un peu plus d'appétit: 
Il vivait de régime et mangeait à ses heures. 
Après quelques moments, l'appétit vint: l'oiseau, 
S'approchant du bord, vit sur l'eau 
Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures. 
Le mets ne lui plut pas; il s'attendait à mieux,
Et montrait un goût dédaigneux, 
Comme le rat du bon Horace. 
«Moi, des tanches! dit-il; moi, héron, que je fasse 
Une si pauvre chère? Et pour qui me prend-on?»
La tanche rebutée, il trouva du goujon. 
«Du goujon! c'est bien là le dîner d'un héron! 
J'ouvrirais pour si peu le bec! aux dieux ne plaise!» 
Il l'ouvrit pour bien moins: tout alla de façon 
Qu'il ne vit plus aucun poisson. 
La faim le prit: il fut tout heureux et tout aise 
De rencontrer un limaçon.

Ne soyons pas si difficiles:
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles; 
On hasarde de perdre en voulant trop gagner. 
Gardez-vous de rien dédaigner, 
Surtout quand vous avez à peu près votre compte. 
Bien des gens y sont pris. Ce n'est pas aux hérons 
Que je parle; écoutez, humains, un autre conte: 
Vous verrez que chez vous j'ai puisé ces leçons


Le Rat de ville et le Rat des champs 

Autrefois le rat des villes 
Invita le rat des champs 
D'une façon fort civile, 
A des reliefs d'ortolans 

Sur un tapis de Turquie 
Le couvert se trouva mis. 
Je laisse à penser la vie 
Que firent ces deux amis. 

Le régal fut fort honnête: 
Rien ne manquait au festin; 
Mais quelqu'un troubla la fête 
Pendant qu'ils étaient en train. 

A la porte de la salle 
Ils entendirent du bruit: 
Le rat de ville détale, 
Son camarade le suit. 

Le bruit cesse, on se retire: 
Rats en campagne aussitôt; 
Et le citadin de dire: " 
Achevons tout notre rôt. 

-C'est assez, dit le rustique; 
Demain vous viendrez chez moi. 
Ce n'est pas que je me pique 
De tous vos festins de roi; 

Mais rien ne vient m'interrompre: 
Je mange tout à loisir. 
Adieu donc. Fi du plaisir 
Que la crainte peut corrompre!" 


Pierre Corneille

1606 - 1684

A la Marquise


Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.

Le temps aux plus belles choses
Se plaît à faire un affront,
Et saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front.

Le même cours des planètes
Règle nos jours et nos nuits
On m'a vu ce que vous êtes;
Vous serez ce que je suis.

Cependant j'ai quelques charmes
Qui sont assez éclatants
Pour n'avoir pas trop d'alarmes
De ces ravages du temps.

Vous en avez qu'on adore;
Mais ceux que vous méprisez
Pourraient bien durer encore
Quand ceux-là seront usés.

Ils pourront sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux,
Et dans mille ans faire croire
Ce qu'il me plaira de vous.

Chez cette race nouvelle,
Où j'aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu'autant que je l'aurai dit.

Pensez-y, belle marquise.
Quoiqu'un grison fasse effroi,
Il vaut bien qu'on le courtise
Quand il est fait comme moi.

Avant d'aller plus loin : allez ! un clic pour Pierrot

Eve et Marie

Pierre Corneille


Homme, qui que tu sois, regarde Eve et Marie,
Et comparant ta mère à celle du Sauveur,
Vois laquelle des deux en est le plus chérie,
Et du Père Eternel gagne mieux la faveur.

L'une a toute sa race au démon asservie,
L'autre rompt l'esclavage où furent ses aïeux
Par l'une vient la mort et par l'autre la vie,
L'une ouvre les enfers et l'autre ouvre les cieux.

Cette Ève cependant qui nous engage aux flammes
Au point qu'elle est bornée est sans corruption
Et la Vierge " bénie entre toutes les femmes "
Serait-elle moins pure en sa conception ?

Non, non, n'en croyez rien, et tous tant que nous sommes
Publions le contraire à toute heure, en tout lieu :
Ce que Dieu donne bien à la mère des hommes,
Ne le refusons pas à la Mère de Dieu.

 

Epitaphe sur la mort de damoiselle Elisabeth Ranquet

Pierre Corneille


Ne verse point de pleurs sur cette sépulture,
Passant ; ce lit funèbre est un lit précieux,
Où gît d'un corps tout pur la cendre toute pure ;
Mais le zèle du cœur vit encore en ces lieux.

Avant que de payer le droit de la nature,
Son âme, s'élevant au-delà de ses yeux,
Avait au Créateur uni la créature ;
Et marchant sur la terre elle était dans les cieux.

Les pauvres bien mieux qu'elle ont senti sa richesse
L'humilité, la peine, étaient son allégresse ;
Et son dernier soupir fut un soupir d'amour.

Passant, qu'à son exemple un beau feu te transporte ;
Et, loin de la pleurer d'avoir perdu le jour,
Crois qu'on ne meurt jamais quand on meurt de la sorte.

 

Que la vérité parle au dedans du cœur

Pierre Corneille


Parle, parle, Seigneur, ton serviteur écoute :
Je dis ton serviteur, car enfin je le suis ; 
Je le suis, je veux l'être, et marcher dans ta route
Et les jours et les nuits.

Remplis-moi d'un esprit qui me fasse comprendre
Ce qu'ordonnent de moi tes saintes volontés, 
Et réduis mes désirs au seul désir d'entendre 
Tes hautes vérités.

Mais désarme d'éclairs ta divine éloquence ; 
Fais-la couler sans bruit au milieu de mon cœur 
Qu'elle ait de la rosée et la vive abondance 
Et l'aimable douceur.

Vous la craigniez, Hébreux, vous croyiez que la foudre, 
Que la mort la suivît et dût tout désoler, 
Vous qui dans le désert ne pouviez vous résoudre
A l'entendre parler.

"Parle-nous, parle-nous, disiez-vous à Moïse, 
Mais obtiens du Seigneur qu'il ne nous parle pas ; 
Des éclats de sa voix la tonnante surprise 
Serait notre trépas."

Je n'ai point ces frayeurs alors que je te prie ;
Je te fais d'autres vœux que ces fils d'Israël, 
Et plein de confiance, humblement je m'écrie
Avec ton Samuel :

"Quoi que tu sois le seul qu'ici-bas je redoute,
C'est toi seul qu'ici-bas je souhaite d'ouïr :
Parle donc, ô mon Dieu ! ton serviteur écoute,
Et te veut obéir."

Je ne veux ni Moïse à m'enseigner tes voies,
Ni quelque autre prophète à m'expliquer tes lois;
C'est toi qui les instruis, c'est toi qui les envois, 
Dont je cherche la voix.

Comme c'est de toi seul qu'ils ont tous ces lumières
Dont la grâce par eux éclaire notre foi, 
Tu peux bien sans eux tous me les donner entières, 
Mais eux tous rien sans toi.

Ils peuvent répéter le son de tes paroles,
Mais il n'est pas en eux d'en conférer l'esprit, 
Et leurs discours sans toi passent pour si frivoles
Que souvent on en rit.

Qu'ils parlent hautement, qu'ils disent des merveilles, 
Qu'ils déclarent ton ordre avec pleine vigueur :
Si tu ne parles point, ils frappent les oreilles 
Sans émouvoir le cœur.

Ils sèment la parole obscure, simple et nue ;
Mais dans l'obscurité tu rends l'œil clairvoyant, 
Et joins du haut du ciel à la lettre qui tue
L'esprit vivifiant.

Leur bouche sous l'énigme annonce le mystère,
Mais tu nous en fais voir le sens le plus caché ; 
Ils nous prêchent tes lois, mais ton secours fait faire 
Tout ce qu'ils ont prêché,

Ils montrent le chemin, mais tu donnes la force 
D'y porter tous nos pas, d'y marcher jusqu'au bout ;
Et tout ce qui vient d'eux ne passe point l'écorce, 
Mais tu pénètres tout.

Ils n'arrosent sans toi que les dehors de l'âme, 
Mais sa fécondité veut ton bras souverain ; 
Et tout ce qui l'éclaire, et tout ce qui l'enflamme 
Ne part que de ta main.

Ces prophètes en fin ont beau crier et dire, 
Ce ne sont que des voix, ce ne sont que des cris,
Si pour en profiter l'esprit qui les inspire 
Ne touche nos esprits.

Silence donc, Moïse ! et toi, parle en sa place, 
Éternelle, immuable, immense vérité : 
Parle, que je ne meure enfoncé dans la glace
De ma stérilité.

C'est mourir en effet, qu'à ta faveur céleste 
Ne rendre point pour fruit des désirs plus ardents ; 
Et l'avis du dehors n'a rien que de funeste 
S'il n'échauffe au dedans.

Cet avis écouté seulement par caprice, 
Connu sans être aimé, cru sans être observé, 
C'est ce qui vraiment tue, et sur quoi ta justice 
Condamne un réprouvé.

Parle donc, ô mon Dieu ! ton serviteur fidèle
Pour écouter ta voix réunit tous ses sens, 
Et trouve les douceurs de la vie éternelle 
En ses divins accents.

Parle pour consoler mon âme inquiétée ; 
Parle pour la conduire à quelque amendement ; 
Parle, afin que ta gloire ainsi plus exaltée 
Croisse éternellement.

 

Sur la mort du Roi Louis XIII

Pierre Corneille

Sous ce marbre repose un monarque sans vice,
Dont la seule bonté déplut aux bons François,
Et qui pour tout péché ne fit qu'un mauvais choix
Dont il fut trop longtemps innocemment complice.

L'ambition, l'orgueil, l'audace, l'avarice,
Saisis de son pouvoir, nous donnèrent des lois ;
Et bien qu'il fût en soi le plus juste des rois,
Son règne fut pourtant celui de l'injustice.

Vainqueur de toutes parts, esclave dans sa cour,
Son tyran et le nôtre à peine perd le jour,
Que jusque dans la tombe il le force à le suivre.

Jamais de tels malheurs furent-ils entendus ?
Après trente-trois ans sur le trône perdus,
Commençant à régner, il a cessé de vivre,



Pierre Corneille 

Sur la ville de Paris

1613 - 1691

Rien n'égale Paris ; on le blâme, on le loue ;
L'un y suit son plaisir, l'autre son interest ;
Mal ou bien, tout s'y fait, vaste grand comme il est
On y vole, on y tué, on y pend, on y roue.

On s'y montre, on s'y cache, on y plaide, on y joue ;
On y rit, on y pleure, on y meurt, on y naist :
Dans sa diversité tout amuse, tout plaist,
Jusques à son tumulte et jusques à sa bouë.

Mais il a ses défauts, comme il a ses appas,
Fatal au courtisan, le roy n'y venant pas ;
Avecque sûreté nul ne s'y peut conduire :

Trop loin de son salut pour être au rang des saints,
Par les occasions de pécher et de nuire,
Et pour vivre long-temps trop prés des médecins.

  &  &  &  &  &


François Tristan L'Hermite
16101 - 1655


Jalousie



Telle qu'était Diane, alors qu'imprudemment
L'infortuné chasseur la voyait toute nue,
Telle dedans un bain Clorinde s'est tenue,
N'ayant le corps vêtu que d'un moite élément.

Quelque dieu dans ces eaux caché secrètement
A vu tous les appas dont la belle est pourvue,
Mais s'il n'en avait eu seulement que la vue,
Je serais moins jaloux de son contentement.

Le traître, l'insolent, n'étant qu'une eau versée,
L'a baisée en tous lieux, l'a toujours embrassée ;
J'enrage de colère à m'en ressouvenir.

Cependant cet objet dont je suis idolâtre
Après tous ces excès n'a fait pour le punir
Que donner à son onde une couleur d'albâtre. 

 

Pour tous ceux du XVII e siècle : allez !

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Dernière mise à jour : vendredi 04 juin 2004