A cette époque,
les châteaux qui décorent les différents hameaux de notre
commune existaient déjà. Il y avait celui de Langle, tout
en dentelle, coquet comme une jeune fille, avec ses fenêtres
à meneaux, celui de La Grezette habité par le sire d' Hadéppé,
un passionné de bon vin et enfin celui qui est au centre
des évènements que raconte cette histoire : Le château de
Larroque, en ruine au moment des faits suite à une mauvaise
querelle qui avait opposé son propriétaire à ses voisins.
Posé sur le
rocher qui avance dans la vallée et sa rivière, avec sa
tour qui le domine, il avait été bâti là pour servir de
guet aux autres, qu'il prévenait au moyen d'une cloche
chaque fois que des troupes suspectes approchaient. Il était
habité par une dame blanche que l'on voyait les soirs d'été,
sur la terrasse, contempler le panorama grandiose qui
s'enroule à ses pieds. Les autres mas, de Largueil,
Lapoujade, ainsi que ceux comme La Croix ou Chantelle, Le
Souquié existaient déjà, habités par nos ancêtres.
Il y avait,
sur les routes que nous connaissons aujourd'hui, des
diligences tirées par un attelage de deux ou quatre chevaux
qui descendaient et remontaient la vallée matin et soir
dans un tourbillon de poussière, précédées par le
carillon de leurs grelots et suivis par les aboiements des
chiens des hameaux qu'elle traversaient. Elles permettaient
par leur régularité d'avoir l'heure. " Voilà la
diligence de six heures qui traverse Le Mas Vieil, il est
temps de tremper la soupe, les hommes vont arriver"
disaient les femmes dans leur souillarde ..
Il y avait
sur le Lot des grosses gabares paresseuses halées par des
mariniers et un cheval lors de la remontée vers l'amont ou
bien qui descendaient majestueusement vers Bordeaux, parce
qu'elles avaient été lourdement chargées au port de
Douelle du vin des collines environnantes.
Les adultes
d'alors, occupés par leur travail quotidien et leurs
ambitions ou rivalités mesquines, n'étaient ni meilleurs
ni plus mauvais que ceux d'aujourd'hui. Ils étaient
simplement des hommes perfectibles qui, hélas, ne pensent
que rarement à s'améliorer. Il en est ainsi depuis que
l'homme a été chassé du paradis terrestre et il en sera
de même, je pense, jusqu'au jugement dernier.
En somme, le
temps a passé depuis lors mais, chez nous, comme ailleurs,
il n'y a pas eu de changement et les enfants de Caillac étaient
en ces temps là, comme l'ont été ceux de toutes les générations
qui se sont succédées, et ceux d'aujourd'hui, à la fois
gentils et adorables mais parfois (souvent) polissons, se réunissant
en bande rieuse et chamailleuse, toujours en quête d'une
bonne blague ou d'un pari stupide.
Leurs parents,
lassés de leurs désobéissances, avaient demandé à la
dame blanche de les surveiller et sonner la cloche chaque
fois qu'elle voyait une polissonnerie en préparation ou en cours d'exécution.
C'est ainsi que plusieurs fois par jour, la cloche laissait
descendre vers les chaumières un tintement bref qui faisait
courber la tête des petits dans l'attente du châtiment
redouté: A cet âge là on a toujours quelque chose à se
reprocher. Les parents, à chaque son de la cloche, levaient
les yeux de leur ouvrage et cherchaient leur progéniture.
Ils comprenaient très vite ce qui se passait ou se préparait
et sévissaient selon la gravité.
Petit-Pierre,
était le plus turbulent de la bande, ce qui ne l'empêchait
pas d'être le plus intelligent. Pour la première raison il
était celui qui redoutait le plus la cloche. Il avait beau
nier, mentir, essayer de faire punir quelqu'un d'autre; On
ne prête qu'aux riches, ou plutôt, nous dirons que, le
connaissant bien, ses parents commençaient par le corriger
et cherchaient ensuite ce qu'il avait bien pu faire et s'il
s'avérait qu'il était, pour une fois innocent, mettaient
le châtiment infligé sur le compte de la médecine préventive
nécessaire aux enfants particulièrement polissons comme
lui.
Aussi
cherchait-il le moyen de faire des bêtises sans être vu,
mais il avait tout essayé sans réussir à éviter le châtiment
redouté. A chaque fois, la dame blanche, tirait sur la
corde et la cloche qui signalait son méfait déclenchait la
punition méritée.
Un soir qu'il
la regardait se découper avec la silhouette du château,
sur le ciel à la tombée de la nuit, il décida d'aller la
voir de plus près le lendemain. Il se leva dès l'aurore et
annonça à ses parents qu'il allait pêcher à la gravière,
pour avoir la paix au moins jusqu'à midi.
Il
escalada, tôt le matin, le rocher depuis le bord du lot et
accéda à la première terrasse ou il découvrit la grotte
habitée par les chauve-souris et les puces qui y existent
encore. Il termina l'ascension et, contournant les ruines,
se retrouva dans la cour d'honneur. Il tremblait mais maîtrisait
sa peur. A sa gauche était la cloche et sa corde. Il la
contemplait, se demandant comment la neutraliser enfin,
lorsque la dame sortît de la tour d'ou elle l'avait regardé
progresser.
Réprimant la
frousse qui lui faisait bien involontairement claquer les
dents, il resta immobile tandis qu'elle avançait en
souriant avec bienveillance.
- " Que viens-tu faire ici, petit ? N'ai pas peur de
moi. " dit la dame.
Il resta un moment indécis : Allait-il fuir et retrouver la
vallée ou la vie continuerait comme avant, avec les
punitions, ou bien, dans un acte de témérité irréfléchie,
allait-il bousculer brutalement le fantôme et jeter la
cloche à la rivière? La dame souriait toujours comme si
elle avait lu ses pensées et ne les redoutait pas, aussi décida-t-il
de lui répondre avec franchise.
- " Je suis venu pour empêcher la cloche de prévenir
nos parents à chacune de nos polissonneries. Pourquoi nous
dénoncez-vous toujours, alors que vous ne dites rien quand
ils sont méchants entre eux? "
Le visage de la dame se figea de surprise, comme sous le
coup d'une émotion ou d'une réflexion intense. Elle laissa
passer quelques secondes puis retrouvant son sourire, elle
dit :
- " Je n'y avais pas pensé petit. Tu es décidément
très intelligent. L'idée me plait, je vais y réfléchir,
reviens à la pêche comme tu l'as dit à tes parents et
fais bien attention en redescendant : Bien que secs, les
rochers peuvent être glissants et dangereux. "
Petit-Pierre passa le reste de la matinée à pêcher comme
prévu. Lors du retour il réalisa que la cloche était restée
exceptionnellement silencieuse toute la matinée. Le soir à
l'heure de l'angélus, les parents se rendirent compte eux
aussi qu'elle n'avait rien signalé ce jour-là et commencèrent
à trouver cela bizarre. Ils regardaient leurs enfants avec
suspicion mais ne pouvaient rien dire malgré leurs doutes
tant ils s'en remettaient à la dame blanche pour les
surveiller …
Ce n'est que
l'après midi du surlendemain, alors que tous les enfants
sans exeption étaient rassemblés dans l'église pour le
catéchisme, peut-on imaginer meilleur alibi, que la cloche
se manifesta à nouveau. Les parents se regardaient sans
comprendre. On sut dans la soirée qu'au même instant, au
Mas Vieil, le vieux Gaston, saoul comme tous les soirs,
allait commencer à battre son âne à cet instant précis.
La cloche se
manifesta encore le lendemain de ce surlendemain, alors que
la Mère Fantine, au lavoir de la fontaine, s'apprêtait à
dire du mal de Julie sa voisine, une petite jeunesse qui
avait eu le tort de croire les beaux discours d'un vaurien
irresponsable. Au premier coup de la cloche, la mauvaise
langue s'était tue et avait baissé son nez de vipère sur
son linge sale sans rien dire de plus de la soirée.
Inutile de
dire que le mécontentement grandissait au rythme des
mauvaises actions commises par les adultes, que la cloche ne
manquait jamais de dénoncer désormais. Il en alla ainsi
par la suite chaque fois que l'un d'eux envisageait ou
commençait une méchanceté qui pouvait faire tort à son
prochain et les parents, trop occupés par ces changements,
ne pensaient même plus à punir les enfants. Ceux-ci
d'ailleurs étaient ravis de ces nouveautés, mais dans leur
innocence n'en profitaient pas pour faire plus de bêtises
que d'habitude : Ils faisaient juste ce qui est nécessaire
à leur apprentissage de la vie, sans exagérer ou profiter
de la situation.
Mais les
choses se gâtèrent vraiment lorsque la cloche se permit
d'interrompre de manière presque continue, le discours pré-électoral
du bailli qui faisait campagne pour sa réélection. Il le
prit très mal et réagit par une campagne virulente contre
celle-ci :
-" C'est un délit d'opinion. " dit-il soutenu par
ses partisans qui ne savaient pas tous exactement ce que
signifiait l'expression. " Il n'est plus possible de
penser et d'émettre une opinion sans être contredit, que
dis-je censuré, par cet organe réactionnaire, outil de
l'opposition au progrès que je représente ."
ajouta-t-il dans une belle envolée oratoire du plus bel
effet sur l'assemblée, qui décida, à l'unanimité, sauf
quelques éternels indécis, d'aller démonter sur le champ
la cloche du château.
Petit-Pierre, qui suivait avec inquiétude l'évolution des
évènements, qu'il avait bien involontairement provoqués,
et dont il se sentait responsable, eut peur pour celle qu'il
considérait comme son amie. Il courut devant la meute, pour
la prévenir. Elle l'attendait et à son habitude lui
sourit.
-" Je sais ce qui se passe dit-elle. Ne t'inquiète
pas, je ne crains rien. Quel age as-tu, petit polisson? Onze
ans? C'est bien ce que je pensais. Prends patience, dans
quelques années et tu seras un homme, comme eux, ni
meilleur, ni pire: C'est la vie qui le veut. Souviens toi
alors de tes jeux et de tes amis d'enfance, car après
celle-ci, un homme est fini, complet, fabriqué, et il ne
lui arrive que rarement de rêver ou jouer. "
Elle disparut avant que les adultes ne viennent et détruisent
la cloche comme ils en avaient fait le projet.
Ceci explique qu'il n'y ait plus de cloche au château de
Larroque ni ailleurs dans le monde, pour dire ce qui est mal
et c'est certainement regrettable.
Dernièrement, un ami à qui je racontais cette histoire
insolite en buvant le ratafia eut l'idée d'en installer une
sur Internet. Imaginez les dégâts si celle-ci envoyait des
"mails " (courriels maintenant) à tous les hommes
chaque fois que nécessaire.
Nous conclûmes avec la fin de la bouteille que l'idée,
bien que très bonne n'était ni politiquement ni
commercialement viable. La cloche qui nous prévient de nos
erreurs est en nous ce qui est plus discret et moins gênant
pour tous.
Bernard DAVIDOU
Juillet 2003
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