ALPHONSE DE LAMARTINE
 1790 - 1869

 

 
Enfant, j'ai quelquefois passé des jours entiers
(extrait, 4ème époque)

Enfant, j'ai quelquefois passé des jours entiers
Au jardin, dans les prés, dans quelques verts sentiers
Creusés sur les coteaux par les bœufs du village,
Tout voilés d'aubépine et de mûre sauvage,
Mon chien auprès de moi, mon livre dans la main,
M'arrêtant sans fatigue et marchant sans chemin,
Tantôt lisant, tantôt écorçant quelque tige,
Suivant d'un oeil distrait l'insecte qui voltige,
L'eau qui coule au soleil en petits diamants,
Ou l'oreille clouée à des bourdonnements;
Puis, choisissant un gîte à l'abri d'une haie,
Comme un lièvre tapi qu'un aboiement effraie,
Ou couché dans le pré, dont les gramens en fleurs
Me noyaient dans un lit de mystère et d'odeurs,
Et recourbaient sur moi des rideaux d'ombre obscure,
Je reprenais de l'œil et du cœur ma lecture.
C'était quelque poète au sympathique accent,
Qui révèle à l'esprit ce que le cœur pressent;
Hommes prédestinés, mystérieuses vies,
Dont tous les sentiments coulent en mélodies,
Que l'on aime à porter avec soi dans les bois,
Comme on aime un écho qui répond à nos voix!
Ou bien c'était encor quelque touchante histoire
D'amour et de malheur, triste et bien dure à croire :
Virginie arrachée à son frère, et partant,
Et la mer la jetant morte au cœur qui l'attend!
Je la mouillais de pleurs et je marquais le livre,
Et je fermais les yeux et je m'écoutais vivre;
Je sentais dans mon sein monter comme une mer
De sentiment doux, fort, triste, amoureux, amer,
D'images de la vie et de vagues pensées
Sur les flots de mon âme indolemment bercées,
Doux fantômes d'amour dont j'étais créateur,
Drames mystérieux et dont j'étais l'acteur!
Puis, comme des brouillards après une tempête,
Tous ces drames conçus et joués dans ma tête
Se brouillaient, se croisaient, l'un l'autre s'effaçaient;
Mes pensers soulevés comme un flot s'affaissaient;
Les gouttes se séchaient au bord de ma paupière,
Mon âme transparente absorbait la lumière,
Et, sereine et brillante avec l'heure et le lieu,
D'un élan naturel se soulevait à Dieu,
Tout finissait en lui comme tout y commence,
Et mon cœur apaisé s'y perdait en silence;
Et je passais ainsi, sans m'en apercevoir,
Tout un long jour d'été, de l'aube jusqu'au soir,
Sans que la moindre chose intime, extérieure,
M'en indiquât la fuite, et sans connaître l'heure
Qu'au soleil qui changeait de pente dans les cieux,
Au jour plus pâlissant sur mon livre ou mes yeux,
Au serein qui des fleurs humectait les calices :
Car un long jour n'était qu'une heure de délices !

 

 

Tristesse

Ramenez-moi, disais-je, au fortuné rivage
Où Naples réfléchit dans une mer d'azur
Ses palais, ses coteaux, ses astres sans nuage,
Où l'oranger fleurit sous un ciel toujours pur.
Que tardez-vous? Partons! Je veux revoir encore
Le Vésuve enflammé sortant du sein des eaux;
Je veux de ses hauteurs voir se lever l'aurore;
Je veux, guidant les pas de celle que j'adore,
Redescendre, en rêvant, de ces riants coteaux;
Suis-moi dans les détours de ce golfe tranquille;
Retournons sur ces bords à nos pas si connus,
Aux jardins de Cinthie, au tombeau de Virgile,
Près des débris épars du temple de Vénus :
Là, sous les orangers, sous la vigne fleurie,
Dont le pampre flexible au myrte se marie,
Et tresse sur ta tête une voûte de fleurs,
Au doux bruit de la vague ou du vent qui murmure,
Seuls avec notre amour, seuls avec la nature,
La vie et la lumière auront plus de douceurs.

De mes jours pâlissants le flambeau se consume,
Il s'éteint par degrés au souffle du malheur,
Ou, s'il jette parfois une faible lueur,
C'est quand ton souvenir dans mon sein le rallume;
Je ne sais si les dieux me permettront enfin
D'achever ici-bas ma pénible journée.
Mon horizon se borne, et mon oeil incertain
Ose l'étendre à peine au-delà d'une année.
Mais s'il faut périr au matin,
S'il faut, sur une terre au bonheur destinée,
Laisser échapper de ma main
Cette coupe que le destin
Semblait avoir pour moi de roses couronnée,
Je ne demande aux dieux que de guider mes pas
Jusqu'aux bords qu'embellit ta mémoire chérie,
De saluer de loin ces fortunés climats,
Et de mourir aux lieux où j'ai goûté la vie.

 

 



Le soir

Le soir ramène le silence.
Assis sur ces rochers déserts,
Je suis dans le vague des airs
Le char de la nuit qui s'avance.

Vénus se lève à l'horizon ;
A mes pieds l'étoile amoureuse.
De sa lueur mystérieuse
Blanchit les tapis de gazon.

De ce hêtre au feuillage sombre
J'entends frissonner les rameaux :
On dirait autour des tombeaux
Qu'on entend voltiger une ombre.

Tout à coup détaché des cieux,
Un rayon de l'astre nocturne,
Glissant sur mon front taciturne,
Vient mollement toucher mes yeux.

Doux reflet d'un globe de flamme,
Charmant rayon, que me veux-tu ?
Viens-tu dans mon sein abattu
Porter la lumière à mon âme ?

Descends-tu pour me révéler 
Des mondes le divin mystère?
Les secrets cachés dans la sphère
Où le jour va te rappeler?

Une secrète intelligence
T'adresse-t-elle aux malheureux ?
Viens-tu la nuit briller sur eux
Comme un rayon de l'espérance ?

Viens-tu dévoiler l'avenir
Au cœur fatigué qui t'implore ?
Rayon divin, es-tu l'aurore
Du jour qui ne doit pas finir ?

Mon cœur à ta clarté s'enflamme,
Je sens des transports inconnus,
Je songe à ceux qui ne sont plus
Douce lumière, es-tu leur âme ?

Peut-être ces mânes heureux
Glissent ainsi sur le bocage ?
Enveloppé de leur image,
Je crois me sentir plus près d'eux !

Ah ! si c'est vous, ombres chéries !
Loin de la foule et loin du bruit,
Revenez ainsi chaque nuit
Vous mêler à mes rêveries.
Ramenez la paix et l'amour
Au sein de mon âme épuisée,
Comme la nocturne rosée
Qui tombe après les feux du jour.

Venez !... mais des vapeurs funèbres
Montent des bords de l'horizon :
Elles voilent le doux rayon,
Et tout rentre dans les ténèbres.

 

Adieux a la mer

Murmure autour de ma nacelle,
Douce mer dont les flots chéris,
Ainsi qu'une amante fidèle,
Jettent une plainte éternelle
Sur ces poétiques débris.

Que j'aime à flotter sur ton onde.
A l'heure où du haut du rocher
L'oranger, la vigne féconde,
Versent sur ta vague profonde
Une ombre propice au nocher !

Souvent, dans ma barque sans rame,
Me confiant à ton amour,
Comme pour assoupir mon âme,
Je ferme au branle de ta lame
Mes regards fatigués du jour.

Comme un coursier souple et docile
Dont on laisse flotter le mors,
Toujours, vers quelque frais asile,
Tu pousses ma barque fragile
Avec l'écume de tes bords.

Ah! berce, berce, berce encore,
Berce pour la dernière fois,
Berce cet enfant qui t'adore,
Et qui depuis sa tendre aurore
N'a rêvé que l'onde et les bois!

Le Dieu qui décora le monde
De ton élément gracieux,
Afin qu'ici tout se réponde,
Fit les cieux pour briller sur l'onde,
L'onde pour réfléchir les cieux.

Aussi pur que dans ma paupière,
Le jour pénètre ton flot pur,
Et dans ta brillante carrière
Tu sembles rouler la lumière
Avec tes flots d'or et d'azur.

Aussi libre que la pensée,
Tu brises le vaisseau des rois,
Et dans ta colère insensée,
Fidèle au Dieu qui t'a lancée,
Tu ne t'arrêtes qu'à sa voix.

De l'infini sublime image,
De flots en flots l'œil emporté
Te suit en vain de plage en plage,
L'esprit cherche en vain ton rivage,
Comme ceux de l'éternité.

Ta voix majestueuse et douce
Fait trembler l'écho de tes bords,
Ou sur l'herbe qui te repousse,
Comme le zéphyr dans la mousse,
Murmure de mourants accords.

Que je t'aime, ô vague assouplie,
Quand, sous mon timide vaisseau,
Comme un géant qui s'humilie,
Sous ce vain poids l'onde qui plie
Me creuse un liquide berceau.

Que je t'aime quand, le zéphire
Endormi dans tes antres frais,
Ton rivage semble sourire
De voir dans ton sein qu'il admire
Flotter l'ombre de ses forêts!

Que je t'aime quand sur ma poupe
Des festons de mille couleurs,
Pendant au vent qui les découpe,
Te couronnent comme une coupe
Dont les bords sont voilés de fleurs!

Qu'il est doux, quand le vent caresse
Ton sein mollement agité,
De voir, sous ma main qui la presse,
Ta vague, qui s'enfle et s'abaisse
Comme le sein de la beauté!

Viens, à ma barque fugitive
Viens donner le baiser d'adieux;
Roule autour une voix plaintive,
Et de l'écume de ta rive
Mouille encor mon front et mes yeux.

Laisse sur ta plaine mobile
Flotter ma nacelle à son gré,
Ou sous l'antre de la sibylle,
Ou sur le tombeau de Virgile :
Chacun de tes flots m'est sacré.

Partout, sur ta rive chérie,
Où l'amour éveilla mon cœur,
Mon âme, à sa vue attendrie,
Trouve un asile, une patrie,
Et des débris de son bonheur,

Flotte au hasard : sur quelque plage
Que tu me fasses dériver,
Chaque flot m'apporte une image;
Chaque rocher de ton rivage
Me fait souvenir ou rêver...

 

Le papillon

Naître avec le printemps, mourir avec les roses,
Sur l'aile du zéphyr nager dans un ciel pur,
Balancé sur le sein des fleurs à peine écloses,
S'enivrer de parfums, de lumière et d'azur,
Secouant, jeune encor, la poudre de ses ailes,
S'envoler comme un souffle aux voûtes éternelles,
Voilà du papillon le destin enchanté!
Il ressemble au désir, qui jamais ne se pose,
Et sans se satisfaire, effleurant toute chose,
Retourne enfin au ciel chercher la volupté!



 

 

Le Vallon

Mon cœur, lassé de tout, même de l'espérance,
N'ira plus de ses vœux importuner le sort ; 
Prêtez-moi seulement, vallons de mon enfance, 
Un asile d'un jour pour attendre la mort. 
Voici l'étroit sentier de l'obscure vallée :
Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais 
Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée, 
Me couvrent tout entier de silence et de paix. 
Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure 
Tracent en serpentant les contours du vallon ; 
Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure, 
Et non loin de leur source ils se perdent sans nom. 
La source de mes jours comme eux s'est écoulée, 
Elle a passé sans bruit, sans nom, et sans retour 
Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée 
N'aura pas réfléchi les clartés d'un beau jour. 
La fraîcheur de leurs lits, l'ombre qui les couronne, 
M'enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux ; 
Comme un enfant bercé par un chant monotone, 
Mon âme s'assoupit au murmure des eaux. 
Ah ! c'est là qu'entouré d'un rempart de verdure, 
D'un horizon borné qui suffit à mes yeux, 
J'aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature, 
A n'entendre que l'onde, à ne voir que les cieux. 
J'ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie, 
Je viens chercher vivant le calme du Léthé ; 
Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l'on oublie 
L'oubli seul désormais est ma félicité. 
Mon cœur est en repos, mon âme est en silence ! 
Le bruit lointain du monde expire en arrivant, 
Comme un son éloigné qu'affaiblit la distance, 
A l'oreille incertaine apporté par le vent. 
D'ici je vois la vie, à travers un nuage, 
S'évanouir pour moi dans l'ombre du passé ; 
L'amour seul est resté : comme une grande image 
Survit seule au réveil dans un songe effacé. 
Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile, 
Ainsi qu'un voyageur, qui, le cœur plein d'espoir, 
S'assied avant d'entrer aux portes de la ville, 
Et respire un moment l'air embaumé du soir. 
Comme lui, de nos pieds secouons la poussière ; 
L'homme par ce chemin ne repasse jamais 
Comme lui, respirons au bout de la carrière 
Ce calme avant-coureur de l'éternelle paix. 
Tes jours, sombres et courts comme des jours d'automne, 
Déclinent comme l'ombre au penchant des coteaux ; 
L'amitié te trahit, la pitié t'abandonne, 
Et, seule, tu descends le sentier des tombeaux. 
Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime ; 
Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours ; 
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours. 
De lumière et d'ombrage elle t'entoure encore ; 
Détache ton amour des faux biens que tu perds ;
Adore ici l'écho qu'adorait Pythagore, 
Prête avec lui l'oreille aux célestes concerts. 
Suis le jour dans le ciel, suis l'ombre sur la terre, 
Dans les plaines de l'air vole avec l'aquilon, 
Avec les doux rayons de l'astre du mystère 
Glisse à travers les bois dans l'ombre du vallon. 
Dieu, pour le concevoir, a fait l'intelligence ; 
Sous la nature enfin découvre son auteur ! 
Une voix à l'esprit parle dans son silence, 
Qui n'a pas entendu cette voix dans son cœur ? 

 

 

Le Chrétien mourant 

Qu'entends-je ? autour de moi l'airain sacré résonne ! 
Quelle foule pieuse en pleurant m'environne ? 
Pour qui ce chant funèbre et ce pâle flambeau ? 
O mort, est-ce ta voix qui frappe mon oreille 
Pour la dernière fois ? eh quoi! je me réveille 
Sur le bord du tombeau ! 

O toi! d'un feu divin précieuse étincelle, 
De ce corps périssable habitante immortelle, 
Dissipe ces terreurs : la mort vient t'affranchir ! 
Prends ton vol, ô mon âme! et dépouille tes chaînes. 
Déposer le fardeau des misères humaines, 
Est-ce donc là mourir ? 

Oui, le temps a cessé de mesurer mes heures. 
Messagers rayonnants des célestes demeures, 
Dans quels palais nouveaux allez-vous me ravir ? 
Déjà, déjà je nage en des flots de lumière; 
L'espace devant moi s'agrandit, et la terre 
Sous mes pieds semble fuir! 

Mais qu'entends-je ? au moment où mon âme s'éveille, 
Des soupirs, des sanglots ont frappé mon oreille ? 
Compagnons de l'exil, quoi! vous pleurez ma mort ? 
Vous pleurez? et déjà dans la coupe sacrée 
J'ai bu l'oubli des maux, et mon âme enivrée 
Entre au céleste port ! 

 

 


Le Soir 

Le soir ramène le silence. 
Assis sur ces rochers déserts, 
Je suis dans le vague des airs 
Le char de la nuit qui s'avance. 

Vénus se lève à l'horizon; 
A mes pieds l'étoile amoureuse 
De sa lueur mystérieuse 
Blanchit les tapis de gazon. 

De ce hêtre au feuillage sombre 
J'entends frissonner les rameaux : 
On dirait autour des tombeaux 
Qu'on entend voltiger une ombre. 

Tout à coup détaché des cieux, 
Un rayon de l'astre nocturne, 
Glissant sur mon front taciturne, 
Vient mollement toucher mes yeux. 

Doux reflet d'un globe de flamme, 
Charmant rayon, que me veux-tu? 
Viens-tu dans mon sein abattu 
Porter la lumière à mon âme? 

Descends-tu pour me révéler 
Des mondes le divin mystère? 
Ces secrets cachés dans la sphère 
Où le jour va te rappeler? 

Une secrète intelligence 
T'adresse-t-elle aux malheureux? 
Viens-tu la nuit briller sur eux 
Comme un rayon de l'espérance? 

Viens-tu dévoiler l'avenir 
Au cœur fatigué qui t'implore? 
Rayon divin, es-tu l'aurore 
Du jour qui ne doit pas finir? 

Mon cœur à ta clarté s'enflamme, 
Je sens des transports inconnus, 
Je songe à ceux qui ne sont plus : 
Douce lumière, es-tu leur âme? 

Peut-être ces mânes heureux 
Glissent ainsi sur le bocage? 
Enveloppé de leur image, 
Je crois me sentir plus près d'eux! 

Ah! si c'est vous, ombres chéries! 
Loin de la foule et loin du bruit, 
Revenez ainsi chaque nuit 
Vous mêler à mes rêveries. 

Ramenez la paix et l'amour 
Au sein de mon âme épuisée, 
Comme la nocturne rosée 
Qui tombe après les feux du jour. 

Venez!... mais des vapeurs funèbres 
Montent des bords de l'horizon : 
Elles voilent le doux rayon, 
Et tout rentre dans les ténèbres. 


La retraite 

A M. de C*** 

Aux bords de ton lac enchanté, 
Loin des sots préjugés que l'erreur déifie, 
Couvert du bouclier de ta philosophie, 
Le temps n'emporte rien de ta félicité ; 
Ton matin fut brillant; et ma jeunesse envie 
L'azur calme et serein du beau soir de ta vie ! 

Ce qu'on appelle nos beaux jours 
N'est qu'un éclair brillant dans une nuit d'orage, 
Et rien, excepté nos amours, 
N'y mérite un regret du sage ; 
Mais, que dis-je ? on aime à tout âge : 
Ce feu durable et doux, dans l'âme renfermé, 
Donne plus de chaleur en jetant moins de flamme ; 
C'est le souffle divin dont tout l'homme est formé, 
Il ne s'éteint qu'avec son âme. 

Étendre son esprit, resserrer ses désirs, 
C'est là ce grand secret ignoré du vulgaire : 
Tu le connais, ami; cet heureux coin de terre 
Renferme tes amours, tes goûts et tes plaisirs ; 
Tes vœux ne passent point ton champêtre domaine, 
Mais ton esprit plus vaste étend son horizon, 
Et, du monde embrassant la scène, 
Le flambeau de l'étude éclaire ta raison. 

Tu vois qu'aux bords du Tibre, et du Nil et du Gange, 
En tous lieux, en tous temps, sous des masques divers, 
L'homme partout est l'homme, et qu'en cet univers, 
Dans un ordre éternel tout passe et rien ne change ; 
Tu vois les nations s'éclipser tour à tour 
Comme les astres dans l'espace, 
De mains en mains le sceptre passe, 
Chaque peuple a son siècle, et chaque homme a son jour ; 
Sujets à cette loi suprême, 
Empire, gloire, liberté, 
Tout est par le temps emporté, 
Le temps emporta les dieux même 
De la crédule antiquité, 
Et ce que des mortels dans leur orgueil extrême 
Osaient nommer la vérité. 

Au milieu de ce grand nuage, 
Réponds-moi : que fera le sage 
Toujours entre le doute et l'erreur combattu ? 
Content du peu de jours qu'il saisit au passage, 
Il se hâte d'en faire usage 
Pour le bonheur et la vertu. 

J'ai vu ce sage heureux ; dans ses belles demeures 
J'ai goûté l'hospitalité, 
A l'ombre du jardin que ses mains ont planté, 
Aux doux sons de sa lyre il endormait les heures 
En chantant sa félicité. 
Soyez touché, grand Dieu, de sa reconnaissance. 
Il ne vous lasse point d'un inutile vœu ; 
Gardez-lui seulement sa rustique opulence, 
Donnez tout à celui qui vous demande peu. 
Des doux objets de sa tendresse 
Qu'à son riant foyer toujours environné, 
Sa femme et ses enfants couronnent sa vieillesse, 
Comme de ses fruits mûrs un arbre est couronné. 
Que sous l'or des épis ses collines jaunissent ; 
Qu'au pied de son rocher son lac soit toujours pur ; 
Que de ses beaux jasmins les ombres s'épaississent ; 
Que son soleil soit doux, que son ciel soit d'azur, 
Et que pour l'étranger toujours ses vins mûrissent. 

Pour moi, loin de ce port de la félicité, 
Hélas! par la jeunesse et l'espoir emporté, 
Je vais tenter encore et les flots et l'orage ; 
Mais, ballotté par l'onde et fatigué du vent, 
Au pied de ton rocher sauvage, 
Ami, je reviendrai souvent 
Rattacher, vers le soir, ma barque à ton rivage. 




L'Isolement 


Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne, 
Au coucher du soleil, tristement je m'assieds ; 
Je promène au hasard mes regards sur la plaine, 
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds. 

Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes, 
Il serpente, et s'enfonce en un lointain obscur ; 
Là le lac immobile étend ses eaux dormantes 
Où l'étoile du soir se lève dans l'azur. 

Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres, 
Le crépuscule encor jette un dernier rayon, 
Et le char vaporeux de la reine des ombres 
Monte, et blanchit déjà les bords de l'horizon. 

Cependant, s'élançant de la flèche gothique, 
Un son religieux se répand dans les airs, 
Le voyageur s'arrête, et la cloche rustique 
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts. 

Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente 
N'éprouve devant eux ni charme, ni transports, 
Je contemple la terre, ainsi qu'une ombre errante : 
Le soleil des vivants n'échauffe plus les morts. 

De colline en colline en vain portant ma vue, 
Du sud à l'aquilon, de l'aurore au couchant, 
Je parcours tous les points de l'immense étendue, 
Et je dis : nulle part le bonheur ne m'attend. 

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières, 
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ; 
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères, 
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. 

Que le tour du soleil ou commence ou s'achève, 
D'un oeil indifférent je le suis dans son cours ; 
En un ciel sombre ou pur qu'il se couche ou se lève, 
Qu'importe le soleil? je n'attends rien des jours. 

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière, 
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts ; 
Je ne désire rien de tout ce qu'il éclaire, 
Je ne demande rien à l'immense univers. 

Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère, 
Lieux où le vrai soleil éclaire d'autres cieux, 
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre, 
Ce que j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux ? 

Là, je m'enivrerais à la source où j'aspire, 
Là, je retrouverais et l'espoir et l'amour, 
Et ce bien idéal que toute âme désire, 
Et qui n'a pas de nom au terrestre séjour ! 

Que ne puis-je, porté sur le char de l'aurore, 
Vague objet de mes vœux, m'élancer jusqu'à toi, 
Sur la terre d'exil pourquoi resté-je encore? 
Il n'est rien de commun entre la terre et moi. 

Quand la feuille des bois tombe dans la prairie, 
Le vent du soir s'élève et l'arrache aux vallons; 
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie : 
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons ! 

 

La branche d'amandier


De l'amandier tige fleurie,
Symbole, hélas! de la beauté,
Comme toi, la fleur de la vie
Fleurit et tombe avant l'été.

Qu'on la néglige ou qu'on la cueille,
De nos fronts, des mains de l'Amour,
Elle s'échappe feuille à feuille,
Comme nos plaisirs jour à jour !

Savourons ces courtes délices ;
Disputons-les même au zéphyr,
Épuisons les riants calices
De ces parfums qui vont mourir.

Souvent la beauté fugitive
Ressemble à la fleur du matin,
Qui, du front glacé du convive,
Tombe avant l'heure du festin.

Un jour tombe, un autre se lève ;
Le printemps va s'évanouir ;
Chaque fleur que le vent enlève
Nous dit : Hâtez-vous de jouir.

Et, puisqu'il faut qu'elles périssent,
Qu'elles périssent sans retour !
Que ces roses ne se flétrissent
Que sous les lèvres de l'amour !


HYMNE  DU  MATIN


…Chaque être s'écrie :
C'est lui, c'est le jour !
C'est lui, c'est la vie !
C'est lui, c'est l'amour !
Dans l'ombre assoupie
Le ciel se replie
Comme un pavillon ;
Roulant son image,
Le léger nuage
Monte, flotte et nage
Dans son tourbillon ;
La nue orageuse
Se fend et lui creuse
Sa pourpre écumeuse
En brillant sillon ;
Il avance, il foule
Ce chaos qui roule
Ses flots égarés ;
L'espace étincelle,
La flamme ruisselle
Sous ses pieds sacrés ;
La terre encor sombre
Lui tourne dans l'ombre
Ses flancs altérés ;
L'ombre est adoucie,
Les flots éclairés,
Des monts colorés
La cime est jaunie ;
Des rayons dorés
Tout reçoit la pluie ;
Tout vit, tout s'écrie :
C'est lui, c'est le jour !
C'est lui, c'est la vie !
C'est lui, c'est l'amour !…

             ..........

Le Grillon solitaire

Ici comme moi,
Voix qui sors de terre,
Ah ! Réveille-toi !

Quand j'étais petite
Comme ce berceau,
Et que Marguerite
Filait son fuseau;
Quand le vent d'automne
Faisait tout gémir,
Ton cri monotone
M'aidait à dormir.
Grillon solitaire,
Voix qui sors de terre,
Réveille-toi,
Pour moi!
Réveille-toi.

Seize fois l'année
A compté mes jours;
Dans la cheminée
Tu niches toujours.
Je t'écoute encore
Aux froides saisons,
Souvenir sonore
Des vieilles maisons !
J'attise la flamme,
C'est pour t'égayer ;
Mais il manque une âme,
Une âme au foyer !
Grillon solitaire,
Voix qui sors de terre,
Réveille-toi,
Pour moi !
Réveille-toi.

Qu'il a moins de charmes
Ton chant qu'autrefois !
As-tu donc nos larmes
Aussi dans la voix ?
Pleures-tu l'aïeule,
La mère et la sœur ?
Vois, je peuple seule
Ce foyer du cœur !
L'âtre qui pétille,
Le cri renaissant,
Des voix de famille
M'imitent l'accent;
Mon âme s'y plonge,
Je ferme les yeux,
Et j'entends en songe
Mes amis des cieux.
Grillon solitaire,
Voix qui sors de terre,
Réveille-toi,
Pour moi !
Réveille-toi.

Tu me dis des choses,
Des choses au cœur,
Comme en dit aux roses
Leur oiseau rêveur !
Qu'il chante pour elles
Ses notes au vol !
Voix triste et sans ailes,
Sois mon rossignol !
Grillon solitaire,
Voix qui sors de terre,
Réveille-toi,
Pour moi !
Réveille-toi.

...........


Le Lac

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?

Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes ;
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés ;
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.

Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos,
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :

« Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !

« Assez de malheureux ici-bas vous implorent ;
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.

« Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : « Sois plus lente » ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.

« Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! »

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?

Hé quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ? quoi ! tout entiers perdus ?
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus ?

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !

Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux !

Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés !

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit et l'on respire,
Tout dise : « Ils ont aimé ! »


Invocation 


A toi qui m'apparus dans ce désert du monde,
Habitante du ciel passagère en ces lieux!
O toi qui fis briller dans cette nuit profonde
Un rayon d'amour à mes yeux;
A mes yeux étonnés montre-toi tout entière,
Dis-moi quel est ton nom, ton pays, ton destin.
Ton berceau, fut-il sur la terre?
Ou n'est-tu qu'un souffle divin?

Si tu dois, comme nous, achever ta carrière,
Sois mon appui, mon guide, et souffre qu'en tous lieux,
De tes pieds adorés je baise la poussière,
Mais si tu prends ton vol, et si, loin de nos yeux,
Sœur des anges, bientôt tu remontes près d'eux,
Après m'avoir aimé quelques jours sur la terre,
Souviens-toi de moi dans les cieux.

                            ............

 

Solitude

Je sais sur la colline
Une blanche maison
Un rocher la domine
Un boisson d'aubépine
Est tout son horizon.
Là jamais ne s'élève
Bruit qui fasse penser!
Jusqu'à ce qu'il s'achève
Un peut mener son rêve
Et le recommencer !

Le clocher du village
Surmonte ce séjour
Sa voix comme un hommage
Monte au premier nuage
Que colore le jour !
Signal de la prière
Elle part du saint lieu

Appelant, la première,
L'enfant de la chaumière,
À la maison de Dieu !

La fenêtre est tournée
Vers le champs des tombeaux
Où l'herbe moutonnée
Couvre après la journée
Le sommeil des hameaux !
Paix et mélancolie
Veillent là près des morts !
Et l'âme recueillie
Des vagues de la vie
Croit y toucher les bords !
               

 

                    Alphonse ! Clic !

LE  VALLON

Mon cœur, lassé de tout, même de l'espérance,
N'ira plus de ses vœux importuner le sort ;
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d'un jour pour attendre la mort.

Voici l'étroit sentier de l'obscure vallée :
Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais,
Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée,
Me couvrent tout entier de silence et de paix.

Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure
Tracent en serpentant les contours du vallon ;
Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure,
Et non loin de leur source ils se perdent sans nom.

La source de mes jours comme eux s'est écoulée ;
Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour :
Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée
N'aura pas réfléchi les clartés d'un beau jour.

La fraîcheur de leurs lits, l'ombre qui les couronne,
M'enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux,
Comme un enfant bercé par un chant monotone,
Mon âme s'assoupit au murmure des eaux.

Ah ! c'est là qu'entouré d'un rempart de verdure,
D'un horizon borné qui suffit à mes yeux,
J'aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature,
A n'entendre que l'onde, à ne voir que les cieux.

J'ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie ;
Je viens chercher vivant le calme du Léthé.
Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l'on oublie :
L'oubli seul désormais est ma félicité.

Mon cœur est en repos, mon âme est en silence ;
Le bruit lointain du monde expire en arrivant,
Comme un son éloigné qu'affaiblit la distance,
A l'oreille incertaine apporté par le vent.

D'ici je vois la vie, à travers un nuage,
S'évanouir pour moi dans l'ombre du passé ;
L'amour seul est resté, comme une grande image
Survit seule au réveil dans un songe effacé.

Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
Ainsi qu'un voyageur qui, le cœur plein d'espoir,
S'assied, avant d'entrer, aux portes de la ville,
Et respire un moment l'air embaumé du soir.

Comme lui, de nos pieds secouons la poussière ;
L'homme par ce chemin ne repasse jamais ;
Comme lui, respirons au bout de la carrière
Ce calme avant-coureur de l'éternelle paix.

Tes jours, sombres et courts comme les jours d'automne,
Déclinent comme l'ombre au penchant des coteaux ;
L'amitié te trahit, la pitié t'abandonne,
Et seule, tu descends le sentier des tombeaux.

Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime ;
Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours.

De lumière et d'ombrage elle t'entoure encore :
Détache ton amour des faux biens que tu perds ;
Adore ici l'écho qu'adorait Pythagore,
Prête avec lui l'oreille aux célestes concerts.

Suis le jour dans le ciel, suis l'ombre sur la terre ;
Dans les plaines de l'air vole avec l'aquilon ;
Avec le doux rayon de l'astre du mystère
Glisse à travers les bois dans l'ombre du vallon.

Dieu, pour le concevoir, a fait l'intelligence :
Sous la nature enfin découvre son auteur !
Une voix à l'esprit parle dans son silence :
Qui n'a pas entendu cette voix dans son cœur ?