ALFRED DE MUSSET
 1810 - 1857             

       de L'Anthologie d'Or de la Poésie Française et Francophone

  Sonnet au lecteur

Jusqu'à présent, lecteur, suivant l'antique usage,
Je te disais bonjour à la première page.
Mon livre, cette fois, se ferme moins gaiement ;
En vérité, ce siècle est un mauvais moment.

Tout s'en va, les plaisirs et les mœurs d'un autre âge,
Les rois, les dieux vaincus, le hasard triomphant,
Rosalinde et Suzon qui me trouvent trop sage,
Lamartine vieilli qui me traite en enfant.

La politique, hélas ! voilà notre misère.
Mes meilleurs ennemis me conseillent d'en faire.
Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi, non.

Je veux, quand on m'a lu, qu'on puisse me relire.
Si deux noms, par hasard, s'embrouillent sur ma lyre,
Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon.

 



A Ninon

Avec tout votre esprit, la belle indifférente,
Avec tous vos grands airs de rigueur nonchalante, 
Qui nous font tant de mal et qui vous vont si bien, 
Il n'en est pas moins vrai que vous n'y pouvez rien.

Il n'en est pas moins vrai que, sans qu'il y paraisse, 
Vous êtes mon idole et ma seule maîtresse ;
Qu'on n'en aime pas moins pour devoir se cacher, 
Et que vous ne pouvez, Ninon, m'en empêcher.

Il n'en est pas moins vrai qu'en dépit de vous-même, 
Quand vous dites un mot vous sentez qu'on vous aime, 
Que, malgré vos mépris, on n'en veut pas guérir, 
Et que d'amour de vous, il est doux de souffrir.

Il n'en est pas moins vrai que, sitôt qu'on vous touche, 
Vous avez beau nous fuir, sensitive farouche, 
On emporte de vous des éclairs de beauté, 
Et que le tourment même est une volupté.

Soyez bonne ou maligne, orgueilleuse ou coquette, 
Vous avez beau railler et mépriser l'amour,
Et, comme un diamant qui change de facette,
Sous mille aspects divers vous montrer tour à tour ;

Il n'en est pas moins vrai que je vous remercie,
Que je me trouve heureux, que je vous appartiens, 
Et que, si vous voulez du reste de ma vie,
Le mal qui vient de vous vaut mieux que tous les biens.

Je vous dirai quelqu'un qui sait que je vous aime :
C'est ma Muse, Ninon ; nous avons nos secrets.
Ma Muse vous ressemble, ou plutôt, c'est vous-même ; 
Pour que je l'aime encor elle vient sous vos traits.

La nuit, je vois dans l'ombre une pâle auréole, 
Où flottent doucement les contours d'un beau front ;
Un rêve m'apparaît qui passe et qui s'envole ; 
Les heureux sont les fous : les poètes le sont.

J'entoure de mes bras une forme légère ;
J'écoute à mon chevet murmurer une voix ; 
Un bel ange aux yeux noirs sourit à ma misère ; 
Je regarde le ciel, Ninon, et je vous vois ;

Ô mon unique amour, cette douleur chérie, 
Ne me l'arrachez pas quand j'en devrais mourir ! 
Je me tais devant vous ; - quel mal fait ma folie ? 
Ne me plaignez jamais et laissez-moi souffrir.



Conseils à une parisienne


Oui, si j'étais femme, aimable et jolie, 
Je voudrais, Julie, 
Faire comme vous ;
Sans peur ni pitié, sans choix ni mystère, 
A toute la terre 
Faire les yeux doux.

Je voudrais n'avoir de soucis au monde 
Que ma taille ronde, 
Mes chiffons chéris,
Et de pied en cap être la poupée 
La mieux équipée 
De Rome à Paris.

Je voudrais garder pour toute science 
Cette insouciance 
Qui vous va si bien ;
Joindre, comme vous, à l'étourderie 
Cette rêverie 
Qui ne pense à rien.

Je voudrais pour moi qu'il fût toujours fête, 
Et tourner la tête, 
Aux plus orgueilleux ;
Être en même temps de glace et de flamme, 
La haine dans l'âme, 
L'amour dans les yeux.

Je détesterais, avant toute chose,
Ces vieux teints de rose 
Qui font peur à voir.
Je rayonnerais, sous ma tresse brune, 
Comme un clair de lune 
En capuchon noir.

Car c'est si charmant et c'est si commode, 
Ce masque à la mode, 
Cet air de langueur !
Ah ! que la pâleur est d'un bel usage ! 
Jamais le visage 
N'est trop loin du cœur

Je voudrais encore avoir vos caprices, 
Vos soupirs novices, 
Vos regards savants.
Je voudrais enfin, tant mon cœur vous aime, 
Être en tout vous-même... 
Pour deux ou trois ans.

Il est un seul point, je vous le confesse, 
Où votre sagesse 
Me semble en défaut.
Vous n'osez pas être assez inhumaine. 
Votre orgueil vous gêne ; 
Pourtant il en faut.

Je ne voudrais pas, à la contredanse, 
Sans quelque prudence 
Livrer mon bras nu ;
Puis, au cotillon, laisser ma main blanche 
Traîner sur la manche 
Du premier venu.

Si mon fin corset, si souple et si juste,
D'un bras trop robuste
Se sentait serré, 
J'aurais, je l'avoue, une peur mortelle 
Qu'un bout de dentelle 
N'en fût déchiré.

Chacun, en valsant, vient sur votre épaule 
Réciter son rôle 
D'amoureux transi ;
Ma beauté, du moins, sinon ma pensée, 
Serait offensée 
D'être aimée ainsi.

Je ne voudrais pas, si j'étais Julie, 
N'être que jolie 
Avec ma beauté.
Jusqu'au bout des doigts je serais duchesse. 
Comme ma richesse, 
J'aurais ma fierté.

Voyez-vous, ma chère, au siècle où nous sommes, 
La plupart des hommes 
Sont très inconstants.
Sur deux amoureux pleins d'un zèle extrême, 
La moitié vous aime 
Pour passer le temps.

Quand on est coquette, il faut être sage. 
L'oiseau de passage 
Qui vole à plein cœur
Ne dort pas en l'air comme une hirondelle, 
Et peut, d'un coup d'aile, 
Briser une fleur.



A une fleur

Que me veux-tu, chère fleurette,
Aimable et charmant souvenir ?
Demi-morte et demi-coquette,
Jusqu'à moi qui te fait venir ?

Sous ce cachet enveloppée,
Tu viens de faire un long chemin.
Qu'as-tu vu ? que t'a dit la main
Qui sur le buisson t'a coupée ?

N'es-tu qu'une herbe desséchée
Qui vient achever de mourir ?
Ou ton sein, prêt à refleurir,
Renferme-t-il une pensée ?

Ta fleur, hélas ! a la blancheur
De la désolante innocence ;
Mais de la craintive espérance
Ta feuille porte la couleur.

As-tu pour moi quelque message ?
Tu peux parler, je suis discret.
Ta verdure est-elle un secret ?
Ton parfum est-il un langage ?

S'il en est ainsi, parle bas,
Mystérieuse messagère ;
S'il n'en est rien, ne réponds pas ;
Dors sur mon cœur, fraîche et légère.

Je connais trop bien cette main,
Pleine de grâce et de caprice,
Qui d'un brin de fil souple et fin
A noué ton pâle calice.

Cette main-là, petite fleur,
Ni Phidias ni Praxitèle
N'en auraient pu trouver la sœur
Qu'en prenant Vénus pour modèle.

Elle est blanche, elle est douce et belle,
Franche, dit-on, et plus encor ;
A qui saurait s'emparer d'elle
Elle peut ouvrir un trésor.

Mais elle est sage, elle est sévère ;
Quelque mal pourrait m'arriver.
Fleurette, craignons sa colère.
Ne dis rien, laisse-moi rêver.



Derniers vers 

L'heure de ma mort, depuis dix-huit mois, 
De tous les côtés sonne à mes oreilles, 
Depuis dix-huit mois d'ennuis et de veilles, 
Partout je la sens, partout je la vois. 

Plus je me débats contre ma misère, 
Plus s'éveille en moi l'instinct du malheur ; 
Et, dès que je veux faire un pas sur terre, 
Je sens tout à coup s'arrêter mon cœur. 

Ma force à lutter s'use et se prodigue. 
Jusqu'à mon repos, tout est un combat ; 
Et, comme un coursier brisé de fatigue, 
Mon courage éteint chancelle et s'abat. 



...........

Venise


Te voilà revenu, dans mes nuits étoilées,
Bel ange aux yeux d'azur, aux paupières voilées, 
Amour, mon bien suprême et que j'avais perdu !
J'ai cru, pendant trois ans, te vaincre et te maudire, 
Et toi, les yeux en pleurs, avec ton doux sourire, 
Au chevet de mon lit te voilà revenu. 
Eh bien, deux mots de toi m'ont fait le roi du monde, 
Mets la main sur mon cœur, sa blessure est profonde; 
Élargis-la, bel ange, et qu'il en soit brisé !
Jamais amant aimé, mourant sur sa maîtresse, 
N'a sur des yeux plus noirs bu ta céleste ivresse, 
Nul sur un plus beau front ne t'a jamais baisé !
[Fait au bain. Jeudi soir 2 août 1833.] 
II
Telle de l'Angélus, la cloche matinale 
Fait dans les carrefours hurler les chiens errants, 
Tel ton luth chaste et pur, trempé dans l'eau lustrale, 
O George, a fait pousser de hideux aboiements, 
Mais quand les vents sifflaient sur ta Muse au front pâle, 
Tu n'as pas renoué tes longs cheveux flottants; 
Tu savais que Phoebé, l'Étoile virginale 
Qui soulève les mers, fait baver les serpents. 
Tu n'as pas répondu, même par un sourire, 
A ceux qui s'épuisaient en tourments inconnus, 
Pour mettre un peu de fange autour de tes pieds nus. 
Comme Desdémona, t'inclinant sur ta lyre, 
Quand l'orage a passé tu n'as pas écouté, 
Et tes grands yeux rêveurs ne s'en sont pas doutée ! 
III 
Puisque votre moulin tourne avec tous les vents,
Allez, braves humains, où le vent vous entraîne; 
Jouez, en bons bouffons, la comédie humaine; 
Je vous ai trop connus pour être de vos gens. 
Ne croyez pourtant pas qu'en quittant votre scène, 
Je garde contre vous ni colère ni haine, 
Vous qui m'avez fait vieux peut-être avant le temps; 
Peu d'entre vous sont bons, moins encor sont méchants. 
Et nous, vivons à l'ombre, ô ma belle maîtresse 
Faisons-nous des amours qui n'aient pas de vieillesse; 
Que l'on dise de nous, quand nous mourrons tous deux :
Ils n'ont jamais connu la crainte ni l'envie; 
Voilà le sentier vert où, durant cette vie, 
En se parlant tout bas, ils souriaient entre eux. 
IV 
Il faudra bien t'y faire à cette solitude, 
Pauvre cœur insensé, tout prêt à se rouvrir, 
Qui sait si mal aimer et sait si bien souffrir. 
Il faudra bien t'y faire; et sois sûr que l'étude, 
La veille et le travail ne pourront te guérir. 
Tu vas, pendant longtemps, faire un métier bien rude, 
Toi, pauvre enfant gâté, qui n'as pas l'habitude 
D'attendre vainement et sans rien voir venir. 
Et pourtant, ô mon cœur, quand tu l'auras perdue, 
Si tu vas quelque part attendre sa venue, 
Sur la plage déserte en vain tu l'attendras. 
Car c'est toi qu'elle fuit de contrée en contrée, 
Cherchant sur cette terre une tombe ignorée, 
Dans quelque triste lieu qu'on ne te dira pas. 
V
Toi qui me l'as appris, tu ne t'en souviens plus 
De tout ce que mon cœur renfermait de tendresse, 
Quand dans la nuit profonde, ô ma belle maîtresse,
Je venais en pleurant tomber dans tes bras nus !
La mémoire en est morte, un jour te l'a ravie. 
Et cet amour si doux, qui faisait sur la vie 
Glisser dans un baiser nos deux cours confondus, 
Toi qui me l'as appris, tu ne t'en souviens plus. 
VI
Porte ta vie ailleurs, ô toi qui fus ma vie; 
Verse ailleurs ce trésor que j'avais pour tout bien. 
Va chercher d'autres lieux, toi qui fus ma patrie; 
Va fleurir au soleil, ô ma belle chérie, 
Fais riche un autre amour et souviens-toi du mien. 
Laisse mon souvenir te suivre loin de France; 
Qu'il parte sur ton cœur, pauvre bouquet fané; 
Lorsque tu l'as cueilli, j'ai connu l'Espérance, 
Je croyais au bonheur, et toute ma souffrance 
Est de l'avoir perdu sans te l'avoir donné. 

10 janvier 1835

A Ninon 

Si je vous le disais pourtant, que je vous aime,
Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez ?
L'amour, vous le savez, cause une peine extrême ;
C'est un mal sans pitié que vous plaignez vous-même ;
Peut-être cependant que vous m'en puniriez.

Si je vous le disais, que six mois de silence
Cachent de longs tourments et des vœux insensés :
Ninon, vous êtes fine, et votre insouciance
Se plaît, comme une fée, à deviner d'avance ;
Vous me répondriez peut-être : Je le sais.

Si je vous le disais, qu'une douce folie
A fait de moi votre ombre, et m'attache à vos pas :
Un petit air de doute et de mélancolie,
Vous le savez, Ninon, vous rend bien plus jolie;
Peut-être diriez-vous que vous n'y croyez pas.

Si je vous le disais, que j'emporte dans l'âme
Jusques aux moindres mots de nos propos du soir :
Un regard offensé, vous le savez, madame,
Change deux yeux d'azur en deux éclairs de flamme ;
Vous me défendriez peut-être de vous voir.

Si je vous le disais, que chaque nuit je veille,
Que chaque jour je pleure et je prie à genoux ;
Ninon, quand vous riez, vous savez qu'une abeille
Prendrait pour une fleur votre bouche vermeille ;
Si je vous le disais, peut-être en ririez-vous.

Mais vous n'en saurez rien. Je viens, sans rien en dire,
M'asseoir sous votre lampe et causer avec vous ;
Votre voix, je l'entends ; votre air, je le respire ;
Et vous pouvez douter, deviner et sourire,
Vos yeux ne verront pas de quoi m'être moins doux.

Je récolte en secret des fleurs mystérieuses :
Le soir, derrière vous, j'écoute au piano
Chanter sur le clavier vos mains harmonieuses,
Et, dans les tourbillons de nos valses joyeuses,
Je vous sens, dans mes bras, plier comme un roseau.

La nuit, quand de si loin le monde nous sépare,
Quand je rentre chez moi pour tirer mes verrous,
De mille souvenirs en jaloux je m'empare ;
Et là, seul devant Dieu, plein d'une joie avare,
J'ouvre, comme un trésor, mon cœur tout plein de vous.

J'aime, et je sais répondre avec indifférence ;
J'aime, et rien ne le dit ; j'aime, et seul je le sais ;
Et mon secret m'est cher, et chère ma souffrance ;
Et j'ai fait le serment d'aimer sans espérance,
Mais non pas sans bonheur ; je vous vois, c'est assez.

Non, je n'étais pas né pour ce bonheur suprême,
De mourir dans vos bras et de vivre à vos pieds.
Tout me le prouve, hélas ! jusqu'à ma douleur même...
Si je vous le disais pourtant, que je vous aime,
Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez ? 

Le pélican

Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure
Que les noirs séraphins t'ont faite au fond du cœur :
Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.

Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
Ils courent à leur père avec des cris de joie
En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.
Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,
De son aile pendante abritant sa couvée,
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;
En vain il a des mers fouillé la profondeur;
L'Océan était vide et la plage déserte;
Pour toute nourriture il apporte son cœur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son amour sublime il berce sa douleur,
Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.
Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,
Fatigué de mourir dans un trop long supplice,
Il craint que ses enfants ne le laissent vivant,
Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,
Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage,
Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
Que les oiseaux des mers désertent le rivage,
Et que le voyageur attardé sur la plage,
Sentant passer la mort, se recommande à Dieu.

Poète, c'est ainsi que font les grands poètes.
Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps ;
Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.

Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,
De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
Ce n'est pas un concert à dilater le cœur.
Leurs déclamations sont comme des épées :
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant,
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang .
 

                                                                 

Rappelle-toi 

(Vergiss mein nicht) 
(Paroles faites sur la musique de Mozart) 

Rappelle-toi, quand l'Aurore craintive 
Ouvre au Soleil son palais enchanté ; 
Rappelle-toi, lorsque la nuit pensive 
Passe en rêvant sous son voile argenté ; 
A l'appel du plaisir lorsque ton sein palpite, 
Aux doux songes du soir lorsque l'ombre t'invite, 
Écoute au fond des bois 
Murmurer une voix : 
Rappelle-toi. 

Rappelle-toi, lorsque les destinées 
M'auront de toi pour jamais séparé, 
Quand le chagrin, l'exil et les années 
Auront flétri ce cœur désespéré ; 
Songe à mon triste amour, songe à l'adieu suprême ! 
L'absence ni le temps ne sont rien quand on aime. 
Tant que mon cœur battra, 
Toujours il te dira 
Rappelle-toi. 

Rappelle-toi, quand sous la froide terre 
Mon cœur brisé pour toujours dormira ; 
Rappelle-toi, quand la fleur solitaire 
Sur mon tombeau doucement s'ouvrira. 
Je ne te verrai plus ; mais mon âme immortelle 
Reviendra près de toi comme une sœur fidèle. 
Écoute, dans la nuit, 
Une voix qui gémit : 
Rappelle-toi. 

...........

Jamais

Jamais, avez-vous dit, tandis qu'autour de nous
Résonnait de Schubert la plaintive musique ;
Jamais, avez-vous dit, tandis que, malgré vous,
Brillait de vos grands yeux l'azur mélancolique.

Jamais, répétiez-vous, pâle et d'un air si doux
Qu'on eût cru voir sourire une médaille antique.
Mais des trésors secrets l'instinct fier et pudique
Vous couvrit de rougeur, comme un voile jaloux.

Quel mot vous prononcez, marquise, et quel dommage !
Hélas ! je ne voyais ni ce charmant visage,
Ni ce divin sourire, en vous parlant d'aimer.

Vos yeux bleus sont moins doux que votre âme n'est belle.
Même en les regardant, je ne regrettais qu'elle,
Et de voir dans sa fleur un tel cœur se fermer.

...........

Le saule 
(extrait) 

Pâle étoile du soir, messagère lointaine, 
Dont le front sort brillant des voiles du couchant, 
De ton palais d'azur, au sein du firmament, 
Que regardes-tu dans la plaine ? 

La tempête s'éloigne, et les vents sont calmés. 
La forêt, qui frémit, pleure sur la bruyère ; 
Le phalène doré, dans sa course légère, 
Traverse les prés embaumés. 

Que cherches-tu sur la terre endormie ? 
Mais déjà vers les monts je te vois t'abaisser ; 
Tu fuis, en souriant, mélancolique amie, 
Et ton tremblant regard est près de s'effacer. 

Étoile qui descends vers la verte colline, 
Triste larme d'argent du manteau de la Nuit, 
Toi que regarde au loin le pâtre qui chemine, 
Tandis que pas à pas son long troupeau le suit, - 

Étoile, où t'en vas-tu, dans cette nuit immense ? 
Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux ? 
Où t'en vas-tu si belle, à l'heure du silence, 
Tomber comme une perle au sein profond des eaux ? 

Ah ! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tête 
Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux, 
Avant de nous quitter, un seul instant arrête ; - 
Étoile de l'amour, ne descends pas des cieux ! 
[...] 

...........

 

Sur trois marches de marbre rose

Depuis qu'Adam, ce cruel homme,
A perdu son fameux jardin,
Où sa femme, autour d'une pomme,
Gambadait sans vertugadin,
Je ne crois pas que sur la terre 
Il soit un lieu d'arbres planté 
Plus célébré, plus visité, 
Mieux fait, plus joli, mieux hanté, 
Mieux exercé dans l'art de plaire, 
Plus examiné, plus vanté, 
Plus décrit, plus lu, plus chanté, 
Que l'ennuyeux parc de Versailles. 
Ô dieux ! ô bergers ! ô rocailles !
Vieux Satyres, Termes grognons, 
Vieux petits ifs en rangs d'oignons, 
Ô bassins, quinconces, charmilles !
Boulingrins pleins de majesté, 
Où les dimanches, tout l'été, 
Bâillent tant d'honnêtes familles !
Fantômes d'empereurs romains, 
Pâles nymphes inanimées 
Qui tendez aux passants les mains, 
Par des jets d'eau tout enrhumées !
Tourniquets d'aimables buissons, 
Bosquets tondus où les fauvettes 
Cherchent en pleurant leurs chansons, 
Où les dieux font tant de façons 
Pour vivre à sec dans leurs cuvettes !
Ô marronniers ! n'ayez pas peur ; 
Que votre feuillage immobile, 
Me sachant versificateur, 
N'en demeure pas moins tranquille. 
Non, j'en jure par Apollon 
Et par tout le sacré vallon, 
Par vous, Naïades ébréchées, 
Sur trois cailloux si mal couchées, 
Par vous, vieux maîtres de ballets, 
Faunes dansant sur la verdure, 
Par toi-même, auguste palais, 
Qu'on n'habite plus qu'en peinture,
Par Neptune, sa fourche au poing, 
Non, je ne vous décrirai point. 
Je sais trop ce qui vous chagrine ; 
De Phoebus je vois les effets : 
Ce sont les vers qu'on vous a faits 
Qui vous donnent si triste mine. 
Tant de sonnets, de madrigaux, 
Tant de ballades, de rondeaux, 
Où l'on célébrait vos merveilles, 
Vous ont assourdi les oreilles, 
Et l'on voit bien que vous dormez 
Pour avoir été trop rimés.

En ces lieux où l'ennui repose, 
Par respect aussi j'ai dormi. 
Ce n'était, je crois, qu'à demi : 
Je rêvais à quelque autre chose. 
Mais vous souvient-il, mon ami, 
De ces marches de marbre rose, 
En allant à la pièce d'eau 
Du côté de l'Orangerie, 
À gauche, en sortant du château ? 
C'était par là, je le parie, 
Que venait le roi sans pareil, 
Le soir, au coucher du soleil, 
Voir dans la forêt, en silence, 
Le jour s'enfuir et se cacher 
(Si toutefois en sa présence 
Le soleil osait se coucher). 
Que ces trois marches sont jolies ! 
Combien ce marbre est noble et doux ! 
Maudit soit du ciel, disions-nous, 
Le pied qui les aurait salies !
N'est-il pas vrai ? Souvenez-vous. 
- Avec quel charme est nuancée
Cette dalle à moitié cassée !
Voyez-vous ces veines d'azur, 
Légères, fines et polies, 
Courant, sous les roses pâlies, 
Dans la blancheur d'un marbre pur ? 
Tel, dans le sein robuste et dur 
De la Diane chasseresse, 
Devait courir un sang divin ; 
Telle, et plus froide, est une main 
Qui me menait naguère en laisse. 
N'allez pas, du reste, oublier 
Que ces marches dont j'ai mémoire 
Ne sont pas dans cet escalier 
Toujours désert et plein de gloire, 
Où ce roi, qui n'attendait pas, 
Attendit un jour, pas à pas, 
Condé, lassé par la victoire. 
Elles sont près d'un vase blanc, 
Proprement fait et fort galant. 
Est-il moderne ? est-il antique ? 
D'autres que moi savent cela ; 
Mais j'aime assez à le voir là,
Étant sûr qu'il n'est point gothique. 
C'est un bon vase, un bon voisin ; 
Je le crois volontiers cousin 
De mes marches couleur de rose ; 
Il les abrite avec fierté. 
Ô mon Dieu ! dans si peu de chose 
Que de grâce et que de beauté !

Dites-nous, marches gracieuses, 
Les rois, les princes, les prélats, 
Et les marquis à grands fracas, 
Et les belles ambitieuses, 
Dont vous avez compté les pas ;
Celles-là surtout, j'imagine,
En vous touchant ne pesaient pas.
Lorsque le velours ou l'hermine
Frôlaient vos contours délicats,
Laquelle était la plus légère ?
Est-ce la reine Montespan ?
Est-ce Hortense avec un roman,
Maintenon avec son bréviaire,
Ou Fontange avec son ruban ?
Beau marbre, as-tu vu la Vallière ?
De Parabère ou de Sabran 
Laquelle savait mieux te plaire ?
Entre Sabran et Parabère
Le Régent même, après souper,
Chavirait jusqu'à s'y tromper.
As-tu vu le puissant Voltaire,
Ce grand frondeur des préjugés,
Avocat des gens mal jugés,
Du Christ ce terrible adversaire,
Bedeau du temple de Cythère,
Présentant à la Pompadour
Sa vieille eau bénite de cour ?
As-tu vu, comme à l'ermitage,
La rondelette Dubarry
Courir, en buvant du laitage,
Pieds nus, sur le gazon fleuri ?
Marches qui savez notre histoire,
Aux jours pompeux de votre gloire,
Quel heureux monde en ces bosquets !
Que de grands seigneurs, de laquais,
Que de duchesses, de caillettes,
De talons rouges, de paillettes,
Que de soupirs et de caquets,
Que de plumets et de calottes,
De falbalas et de culottes,
Que de poudre sous ces berceaux,
Que de gens, sans compter les sots !
Règne auguste de la perruque, 
Le bourgeois qui te méconnaît 
Mérite sur sa plate nuque 
D'avoir un éternel bonnet. 
Et toi, siècle à l'humeur badine, 
Siècle tout couvert d'amidon, 
Ceux qui méprisent ta farine 
Sont en horreur à Cupidon !...
Est-ce ton avis, marbre rose ? 
Malgré moi, pourtant, je suppose 
Que le hasard qui t'a mis là 
Ne t'avait pas fait pour cela. 
Aux pays où le soleil brille, 
Près d'un temple grec ou latin, 
Les beaux pieds d'une jeune fille, 
Sentant la bruyère et le thym, 
En te frappant de leurs sandales, 
Auraient mieux réjoui tes dalles 
Qu'une pantoufle de satin. 
Est-ce d'ailleurs pour cet usage 
Que la nature avait formé 
Ton bloc jadis vierge et sauvage 
Que le génie eût animé ? 
Lorsque la pioche et la truelle 
T'ont scellé dans ce parc boueux, 
En t'y plantant malgré les dieux, 
Mansard insultait Praxitèle. 
Oui, si tes flancs devaient s'ouvrir, 
Il fallait en faire sortir 
Quelque divinité nouvelle. 
Quand sur toi leur scie a grincé, 
Les tailleurs de pierre ont blessé 
Quelque Vénus dormant encore, 
Et la pourpre qui te colore 
Te vient du sang qu'elle a versé.

Est-il donc vrai que toute chose 
Puisse être ainsi foulée aux pieds, 
Le rocher où l'aigle se pose, 
Comme la feuille de la rose 
Qui tombe et meurt dans nos sentiers ? 
Est-ce que la commune mère, 
Une fois son oeuvre accompli, 
Au hasard livre la matière, 
Comme la pensée à l'oubli ? 
Est-ce que la tourmente amère 
Jette la perle au lapidaire 
Pour qu'il l'écrase sans façon ? 
Est-ce que l'absurde vulgaire 
Peut tout déshonorer sur terre 
Au gré d'un cuistre ou d'un maçon ?

...........

Sur une morte

Elle était belle, si la Nuit 
Qui dort dans la sombre chapelle 
Où Michel-Ange a fait son lit, 
Immobile peut être belle.

Elle était bonne, s'il suffit 
Qu'en passant la main s'ouvre et donne, 
Sans que Dieu n'ait rien vu, rien dit, 
Si l'or sans pitié fait l'aumône.

Elle pensait, si le vain bruit 
D'une voix douce et cadencée, 
Comme le ruisseau qui gémit 
Peut faire croire à la pensée.

Elle priait, si deux beaux yeux, 
Tantôt s'attachant à la terre, 
Tantôt se levant vers les cieux, 
Peuvent s'appeler la Prière.

Elle aurait souri, si la fleur 
Qui ne s'est point épanouie 
Pouvait s'ouvrir à la fraîcheur 
Du vent qui passe et qui l'oublie.

Elle aurait pleuré si sa main, 
Sur son cœur froidement posée, 
Eût jamais, dans l'argile humain, 
Senti la céleste rosée.

Elle aurait aimé, si l'orgueil 
Pareil à la lampe inutile 
Qu'on allume près d'un cercueil, 
N'eût veillé sur son cœur stérile.

Elle est morte, et n'a point vécu. 
Elle faisait semblant de vivre. 
De ses mains est tombé le livre 
Dans lequel elle n'a rien lu.

...........

Stances

Que j'aime à voir, dans la vallée
Désolée,
Se lever comme un mausolée
Les quatre ailes d'un noir moutier !
Que j'aime à voir, près de l'austère
Monastère,
Au seuil du baron feudataire
La croix blanche et le bénitier !

Vous, des antiques Pyrénées
Les aînées,
Vieilles églises décharnées,
Maigres et tristes monuments,
Vous que le temps n'a pu dissoudre,
Ni la foudre,
De quelques grands monts mis en poudre
N'êtes-vous pas les ossements ?

J'aime vos tours à tête grise,
Où se brise.
L'éclair qui passe avec la brise.
J'aime vos profonds escaliers
Qui, tournoyant dans les entrailles
Des Murailles,
A l'hymne éclatant des ouailles
Font répondre tous les piliers !

Oh ! lorsque l'ouragan qui gagne
La campagne,
Prend par les cheveux la montagne,
Que le temps d'automne jaunit, 
Que j'aime dans le bois qui crie
Et se plie,
Les vieux clochers de l'abbaye,
Comme deux arbres de granit !

Que j'aime à voir, dans les vesprées
Empourprées,
Jaillir en veines diaprées
Les rosaces d'or des couvents !
Oh ! que j'aime, aux voûtes gothiques
Des portiques,
Les vieux saints de pierre athlétiques
Priant tout bas pour les vivants !

...........



Non, quand bien même une amère souffrance

Non, quand bien même une amère souffrance
Dans ce cœur mort pourrait se ranimer ;
Non, quand bien même une fleur d'espérance
Sur mon chemin pourrait encor germer ;

Quand la pudeur, la grâce et l'innocence
Viendraient en toi me plaindre et me charmer,
Non, chère enfant, si belle d'ignorance,
Je ne saurais, je n'oserais t'aimer.

Un jour pourtant il faudra qu'il te vienne,
L'instant suprême où l'univers n'est rien.
De mon respect alors qu'il te souvienne !

Tu trouveras, dans la joie ou la peine,
Ma triste main pour soutenir la tienne,
Mon triste cœur pour écouter le tien.



                            ...........

 

Lettre à M. de Lamartine 


Lorsque le grand Byron allait quitter Ravenne,
Et chercher sur les mers quelque plage lointaine
Où finir en héros son immortel ennui,
Comme il était assis aux pieds de sa maîtresse,

Pâle, et déjà tourné du côté de la Grèce,
Celle qu'il appelait alors sa Guiccioli
Ouvrit un soir un livre où l'on parlait de lui.

 

Avez-vous de ce temps conservé la mémoire,
Lamartine, et ces vers au prince des proscrits,
Vous souvient-il encor qui les avait écrits ?
Vous étiez jeune alors, vous, notre chère gloire.
Vous veniez d'essayer pour la première fois
Ce beau luth éploré qui vibre sous vos doigts.
La Muse que le ciel vous avait fiancée
Sur votre front rêveur cherchait votre pensée,
Vierge craintive encore, amante des lauriers.
Vous ne connaissiez pas, noble fils de la France,
Vous ne connaissiez pas, sinon par sa souffrance,
Ce sublime orgueilleux à qui vous écriviez.
De quel droit osiez-vous l'aborder et le plaindre ?
Quel aigle, Ganymède, à ce Dieu vous portait ?
Pressentiez-vous qu'un jour vous le pourriez atteindre,
Celui qui de si haut alors vous écoutait?
Non, vous aviez vingt ans, et le cœur vous battait
Vous aviez lu Lara, Manfred et le Corsaire,
Et vous aviez écrit sans essuyer vos pleurs ;
Le souffle de Byron vous soulevait de terre,
Et vous alliez à lui, porté par ses douleurs.
Vous appeliez de loin cette âme désolée ;
Pour grand qu'il vous parût, vous le sentiez ami
Et, comme le torrent dans la verte vallée,
L'écho de son génie en vous avait gémi.

Et lui, lui dont l'Europe, encore toute armée,
Écoutait en tremblant les sauvages concerts ;
Lui qui depuis dix ans fuyait sa renommée,
Et de sa solitude emplissait l'univers;

Lui, le grand inspiré de la Mélancolie,
Qui, las d'être envié, se changeait en martyr ;
Lui, le dernier amant de la pauvre Italie,
Pour son dernier exil s'apprêtant à partir ;
Lui qui, rassasié de la grandeur humaine,
Comme un cygne à son chant sentant sa mort prochaine,
Sur terre autour de lui cherchait pour qui mourir...
Il écouta ces vers que lisait sa maîtresse,
Ce doux salut lointain d'un jeune homme inconnu.
Je ne sais si du style il comprit la richesse ;
Il laissa dans ses yeux sourire sa tristesse :
Ce qui venait du cœur lui fut le bienvenu.

Poète, maintenant que ta muse fidèle,
Par ton pudique amour sûre d'être immortelle,
De la verveine en fleur t'a couronné le front,
A ton tour, reçois-moi comme le grand Byron.
De t'égaler jamais je n'ai pas l'espérance ;
Ce que tu tiens du ciel, nul ne me l'a promis,
Mais de ton sort au mien plus grande est la distance,
Meilleur en sera Dieu qui peut nous rendre amis.
Je ne t'adresse pas d'inutiles louanges,
Et je ne songe point que tu me répondras ;
Pour être proposés, ces illustres échanges
Veulent être signés d'un nom que je n'ai pas.
J'ai cru pendant longtemps que j'étais las du monde ;
J'ai dit que je niais, croyant avoir douté,
Et j'ai pris, devant moi, pour une nuit profonde
Mon ombre qui passait pleine de vanité.
Poète, je t'écris pour te dire que j'aime,
Qu'un rayon du soleil est tombé jusqu'à moi,
Et qu'en un jour de deuil et de douleur suprême
Les pleurs que je versais m'ont fait penser à toi.

Qui de nous, Lamartine, et de notre jeunesse,
Ne sait par cœur ce chant, des amants adoré,
Qu'un soir, au bord d'un lac, tu nous as soupiré ?
Qui n'a lu mille fois, qui ne relit sans cesse
Ces vers mystérieux où parle ta maîtresse,
Et qui n'a sangloté sur ces divins sanglots,
Profonds comme le ciel et purs comme les flots ?
Hélas! ces longs regrets des amours mensongères,
Ces ruines du temps qu'on trouve à chaque pas,
Ces sillons infinis de lueurs éphémères,
Qui peut se dire un homme et ne les connaît pas ?
Quiconque aima jamais porte une cicatrice ;
Chacun l'a dans le sein, toujours prête à s'ouvrir ;
Chacun la garde en soi, cher et secret supplice,
Et mieux il est frappé, moins il en veut guérir.
Te le dirai-je, à toi, chantre de la souffrance,
Que ton glorieux mal, je l'ai souffert aussi ?
Qu'un instant, comme toi, devant ce ciel immense,
J'ai serré dans mes bras la vie et l'espérance,
Et qu'ainsi que le tien, mon rêve s'est enfui ?
Te dirai-je qu'un soir, dans la brise embaumée,
Endormi, comme toi, dans la paix du bonheur,
Aux célestes accents d'une voix bien-aimée,
J'ai cru sentir le temps s'arrêter dans mon cœur ?
Te dirai-je qu'un soir, resté seul sur la terre,
Dévoré, comme toi, d'un affreux souvenir,
Je me suis étonné de ma propre misère,
Et de ce qu'un enfant peut souffrir sans mourir ?
Ah! ce que j'ai senti dans cet instant terrible,
Oserai-je m'en plaindre et te le raconter ?
Comment exprimerai-je une peine indicible ?
Après toi, devant toi, puis-je encor le tenter ?
Oui, de ce jour fatal, plein d'horreur et de charmes,

Je veux fidèlement te faire le récit ;
Ce ne sont pas des chants, ce ne sont pas des larmes,
Et je ne te dirai que ce que Dieu m'a dit.

Lorsque le laboureur, regagnant sa chaumière,
Trouve le soir son champ rasé par le tonnerre,
Il croit d'abord qu'un rêve a fasciné ses yeux,
Et, doutant de lui-même, interroge les cieux.
Partout la nuit est sombre, et la terre enflammée.
Il cherche autour de lui la place accoutumée
Où sa femme l'attend sur le seuil entr'ouvert ;
Il voit un peu de cendre au milieu d'un désert.
Ses enfants demi-nus sortent de la bruyère,
Et viennent lui conter comme leur pauvre mère
Est morte sous le chaume avec des cris affreux ;
Mais maintenant au loin tout est silencieux.
Le misérable écoute et comprend sa ruine.
Il serre, désolé, ses fils sur sa poitrine ;
Il ne lui reste plus, s'il ne tend pas la main,
Que la faim pour ce soir et la mort pour demain.
Pas un sanglot ne sort de sa gorge oppressée ;
Muet et chancelant, sans force et sans pensée,
Il s'assoit à l'écart, les yeux sur l'horizon,
Et regardant s'enfuir sa moisson consumée,
Dans les noirs tourbillons de l'épaisse fumée
L'ivresse du malheur emporte sa raison.

Tel, lorsque abandonné d'une infidèle amante,
Pour la première fois j'ai connu la douleur,
Transpercé tout à coup d'une flèche sanglante,
Seul je me suis assis dans la nuit de mon cœur.
Ce n'était pas au bord d'un lac au flot limpide,
Ni sur l'herbe fleurie au penchant des coteaux ;
Mes yeux noyés de pleurs ne voyaient que le vide,
Mes sanglots étouffés n'éveillaient point d'échos.
C'était dans une rue obscure et tortueuse
De cet immense égout qu'on appelle Paris :
Autour de moi criait cette foule railleuse
Qui des infortunés n'entend jamais les cris.
Sur le pavé noirci les blafardes lanternes
Versaient un jour douteux plus triste que la nuit,
Et, suivant au hasard ces feux vagues et ternes,

L'homme passait dans l'ombre, allant où va le bruit.
Partout retentissait comme une joie étrange  ;
C'était en février, au temps du carnaval.
Les masques avinés, se croisant dans la fange,
S'accostaient d'une injure ou d'un refrain banal.
Dans un carrosse ouvert une troupe entassée
Paraissait par moments sous le ciel pluvieux,
Puis se perdait au loin dans la ville insensée,
Hurlant un hymne impur sous la résine en feux.
Cependant des vieillards, des enfants et des femmes
Se barbouillaient de lie au fond des cabarets,
Tandis que de la nuit les prêtresses infâmes
Promenaient çà et là leurs spectres inquiets.
On eût dit un portrait de la débauche antique,
Un de ces soirs fameux, chers au peuple romain,
Où des temples secrets la Vénus impudique
Sortait échevelée, une torche à la main.
Dieu juste! pleurer seul par une nuit pareille !
Ô mon unique amour! que vous avais-je fait ?
Vous m'aviez pu quitter, vous qui juriez la veille
Que vous étiez ma vie et que Dieu le savait ?
Ah! toi, le savais-tu, froide et cruelle amie,
Qu'à travers cette honte et cette obscurité
J'étais là, regardant de ta lampe chérie,
Comme une étoile au ciel, la tremblante clarté ?

Non, tu n'en savais rien, je n'ai pas vu ton ombre,
Ta main n'est pas venue entr'ouvrir ton rideau.
Tu n'as pas regardé si le ciel était sombre;
Tu ne m'as pas cherché dans cet affreux tombeau !

Lamartine, c'est là, dans cette rue obscure,
Assis sur une borne, au fond d'un carrefour,
Les deux mains sur mon cœur, et serrant ma blessure,
Et sentant y saigner un invincible amour ;
C'est là, dans cette nuit d'horreur et de détresse,
Au milieu des transports d'un peuple furieux
Qui semblait en passant crier à ma jeunesse,
`Toi qui pleures ce soir, n'as-tu pas ri comme eux ?
C'est là, devant ce mur, où j'ai frappé ma tête,
Où j'ai posé deux fois le fer sur mon sein nu ;
C'est là, le croiras-tu? chaste et noble poète,
Que de tes chants divins je me suis souvenu.

Õ toi qui sais aimer, réponds, amant d'Elvire,
Comprends-tu que l'on parte et qu'on se dise adieu ?
Comprends-tu que ce mot la main puisse l'écrire,
Et le cœur le signer, et les lèvres le dire,
Les lèvres, qu'un baiser vient d'unir devant Dieu ?
Comprends-tu qu'un lien qui, dans l'âme immortelle,
Chaque jour plus profond, se forme à notre insu ;
Qui déracine en nous la volonté rebelle,
Et nous attache au cœur son merveilleux tissu ;
Un lien tout-puissant dont les nœuds et la trame
Sont plus durs que la roche et que les diamants ;
Qui ne craint ni le temps, ni le fer, ni la flamme,
Ni la mort elle-même, et qui fait des amants
Jusque dans le tombeau s'aimer les ossements ;
Comprends-tu que dix ans ce lien nous enlace,

Qu'il ne fasse dix ans qu'un seul être de deux,
Puis tout à coup se brise, et, perdu dans l'espace,
Nous laisse épouvantés d'avoir cru vivre heureux ?

Ô poète! il est dur que la nature humaine,
Qui marche à pas comptés vers une fin certaine,
Doive encor s'y traîner en portant une croix,
Et qu'il faille ici-bas mourir plus d'une fois.
Car de quel autre nom peut s'appeler sur terre
Cette nécessité de changer de misère,
Qui nous fait, jour et nuit, tout prendre et tout quitter.
Si bien que notre temps se passe à convoiter ?
Ne sont-ce pas des morts, et des morts effroyables,
Que tant de changements d'êtres si variables,
Qui se disent toujours fatigués d'espérer,
Et qui sont toujours prêts à se transfigurer ?
Quel tombeau que le cœur, et quelle solitude !
Comment la passion devient-elle habitude,
Et comment se fait-il que, sans y trébucher,
Sur ses propres débris l'homme puisse marcher ?
Il y marche pourtant; c'est Dieu qui l'y convie.
Il va semant partout et prodiguant sa vie :
Désir, crainte, colère, inquiétude, ennui,
Tout passe et disparaît, tout est fantôme en lui.
Son misérable cœur est fait de telle sorte
Qu'il fuit incessamment qu'une ruine en sorte ;
Que la mort soit son terme, il ne l'ignore pas,
Et, marchant à la mort, il meurt à chaque pas.
Il meurt dans ses amis, dans son fils, dans son père,
Il meurt dans ce qu'il pleure et dans ce qu'il espère ;
Et, sans parler des corps qu'il faut ensevelir,
Qu'est-ce donc qu'oublier, si ce n'est pas mourir ?
Ah! c'est plus que mourir, c'est survivre à soi-même.

L'âme remonte au ciel quand on perd ce qu'on aime.
Il ne reste de nous qu'un cadavre vivant;
Le désespoir l'habite, et le néant l'attend.

Eh bien! bon ou mauvais, inflexible ou fragile,
Humble ou fier, triste ou gai, mais toujours gémissant,
Cet homme, tel qu'il est, cet être fait d'argile,
Tu l'as vu, Lamartine, et son sang est ton sang.
Son bonheur est le tien, sa douleur est la tienne ;
Et des maux qu'ici-bas il lui faut endurer
Pas un qui ne te touche et qui ne t'appartienne ;
Puisque tu sais chanter, ami, tu sais pleurer.
Dis-moi, qu'en penses-tu dans tes jours de tristesse ?
Que t'a dit le malheur, quand tu l'as consulté ?
Trompé par tes amis, trahi par ta maîtresse,
Du ciel et de toi-même as-tu jamais douté ?

Non, Alphonse, jamais. La triste expérience
Nous apporte la cendre, et n'éteint pas le feu.
Tu respectes le mal fait par la Providence,
Tu le laisses passer, et tu crois à ton Dieu.
Quel qu'il soit, c'est le mien; il n'est pas deux croyances
Je ne sais pas son nom, j'ai regardé les cieux ;
Je sais qu'ils sont à Lui, je sais qu'ils sont immenses,
Et que l'immensité ne peut pas être à deux.

J'ai connu, jeune encore, de sévères souffrances,
J'ai vu verdir les bois, et j'ai tenté d'aimer.
Je sais ce que la terre engloutit d'espérances,
Et, pour y recueillir, ce qu'il y faut semer.
Mais ce que j'ai senti, ce que je veux t'écrire,
C'est ce que m'ont appris les anges de douleur ;
Je le sais mieux encore et puis mieux te le dire,
Car leur glaive, en entrant, l'a gravé dans mon cœur.

 


Créature d'un jour qui t'agites une heure,
De quoi viens-tu te plaindre et qui te fait gémir ?
Ton âme t'inquiète, et tu crois qu'elle pleure:
Ton âme est immortelle, et tes pleurs vont tarir.

Tu te sens le cœur pris d'un caprice de femme,
Et tu dis qu'il se brise à force de souffrir.
Tu demandes à Dieu de soulager ton âme :
Ton âme est immortelle, et ton cœur va guérir.

Le regret d'un instant te trouble et te dévore ;
Tu dis que le passé te voile l'avenir.
Ne te plains pas d'hier; laisse venir l'aurore :
Ton âme est immortelle, et le temps va s'enfuir

Ton corps est abattu du mal de ta pensée ;
Tu sens ton front peser et tes genoux fléchir.
Tombe, agenouille-toi, créature insensée:
Ton âme est immortelle, et la mort va venir.

Tes os dans le cercueil vont tomber en poussière
Ta mémoire, ton nom, ta gloire vont périr,
Mais non pas ton amour, si ton amour t'est chère :
Ton âme est immortelle, et va s'en souvenir. 

                             ...........



La Nuit de mai 

               

  LA MUSE
Poète, prends ton luth et me donne un baiser ;
La fleur de l'églantier sent ses bourgeons éclore.
Le printemps naît ce soir; les vents vont s'embraser ;
Et la bergeronnette, en attendant l'aurore,
Aux premiers buissons verts commence à se poser ;
Poète, prends ton luth et me donne un baiser. 

  LE POÈTE
Comme il fait noir dans la vallée !
J'ai cru qu'une forme voilée
Flottait là-bas sur la forêt.
Elle sortait de la prairie ;
Son pied rasait l'herbe fleurie ;
C'est une étrange rêverie ;
Elle s'efface et disparaît. 

  LA MUSE
Poète, prends ton luth; la nuit, sur la pelouse,
Balance le zéphyr dans son voile odorant.
La rose, vierge encor, se referme jalouse
Sur le frelon nacré qu'elle enivre en mourant.
Écoute! tout se tait; songe à la bien-aimée.
Ce soir, sous les tilleuls, à la sombre ramée
Le rayon du couchant laisse un adieu plus doux.
Ce soir, tout va fleurir: l'immortelle nature
Se remplit de parfums, d'amour et de murmure,
Comme le lit joyeux de deux jeunes époux. 

  LE POÈTE
Pourquoi mon cœur bat-il si vite ?
Qu'ai-je donc en moi qui s'agite
Dont je me sens épouvanté ?
Ne frappe-t-on pas à ma porte ?
Pourquoi ma lampe à demi morte
M'éblouit-elle de clarté ?
Dieu puissant! tout mon corps frissonne.
Qui vient ? qui m'appelle ?  Personne.
Je suis seul, c'est l'heure qui sonne ;
Ô solitude ! ô pauvreté ! 

  LA MUSE
Poète, prends ton luth; le vin de la jeunesse
Fermente cette nuit dans les veines de Dieu.
Mon sein est inquiet; la volupté l'oppresse,
Et les vents altérés m'ont mis la lèvre en feu.
Ô paresseux enfant! regarde, je suis belle.
Notre premier baiser, ne t'en souviens-tu pas,
Quand je te vis si pâle au toucher de mon aile,
Et que, les yeux en pleurs, tu tombas dans mes bras ?
Ah! je t'ai consolé d'une amère souffrance !
Hélas! bien jeune encor, tu te mourais d'amour.
Console-moi ce soir, je me meurs d'espérance ;
J'ai besoin de prier pour vivre jusqu'au jour.
Viens, tu souffres, ami. Quelque ennui solitaire
Te ronge; quelque chose a gémi dans ton cœur ;
Quelque amour t'est venu, comme on en voit sur terre,
Une ombre de plaisir, un semblant de bonheur.
Viens, chantons devant Dieu; chantons dans tes pensées,
Dans tes plaisirs perdus, dans tes peines passées ;
Partons, dans un baiser, pour un monde inconnu.
Éveillons au hasard les échos de ta vie,
Parlons-nous de bonheur, de gloire et de folie,
Et que ce soit un rêve, et le premier venu.
Inventons quelque part des lieux où l'on oublie ;
Partons, nous sommes seuls, l'univers est à nous.
Voici la verte Écosse et la brune Italie,
Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux,
Argos, et Ptéléon, ville des hécatombes,
Et Messa la divine, agréable aux colombes ;
Et le front chevelu du Pélion changeant ;
Et le bleu Titarèse, et le golfe d'argent
Qui montre dans ses eaux, où le cygne se mire,
La blanche Oloossone à la blanche Camyre.
Dis-moi, quel songe d'or nos chants vont-ils bercer ?
D'où vont venir les pleurs que nous allons verser ?
Ce matin, quand le jour a frappé ta paupière,
Quel séraphin pensif, courbé sur ton chevet,
Secouait des lilas dans sa robe légère,
Et te contait tout bas les amours qu'il rêvait ?
Chanterons-nous l'espoir, la tristesse ou la joie ?
Tremperons-nous de sang les bataillons d'acier ?
Suspendrons-nous l'amant sur l'échelle de soie ?
Jetterons-nous au vent l'écume du coursier ?
Dirons-nous quelle main, dans les lampes sans nombre
De la maison céleste, allume nuit et jour
L'huile sainte de vie et d'éternel amour ?
Crierons-nous à Tarquin: `Il est temps, voici l'ombre !
Descendrons-nous cueillir la perle au fond des mers ?
Mènerons-nous la chèvre aux ébéniers amers ?
Montrerons-nous le ciel à la Mélancolie ?
Suivrons-nous le chasseur sur les monts escarpés ?
La biche le regarde; elle pleure et supplie ;
Sa bruyère l'attend; ses faons sont nouveau-nés ;
Il se baisse, il l'égorge, il jette à la curée
Sur les chiens en sueur son cœur encor vivant.
Peindrons-nous une vierge à la joue empourprée,
S'en allant à la messe, un page la suivant,
Et d'un regard distrait, à côté de sa mère,
Sur sa lèvre entr'ouverte oubliant sa prière ?
Elle écoute en tremblant, dans l'écho du pilier,
Résonner l'éperon d'un hardi cavalier.
Dirons-nous aux héros des vieux temps de la France
De monter tout armés aux créneaux de leurs tours,
Et de ressusciter la naïve romance
Que leur gloire oubliée apprit aux troubadours ?
Vêtirons-nous de blanc une molle élégie ?
L'homme de Waterloo nous dira-t-il sa vie,
Et ce qu'il a fauché du troupeau des humains
Avant que l'envoyé de la nuit éternelle
Vînt sur son tertre vert l'abattre d'un coup d'aile,
Et sur son cœur de fer lui croiser les deux mains ?
Clouerons-nous au poteau d'une satire altière
Le nom sept fois vendu d'un pâle pamphlétaire,
Qui, poussé par la faim, du fond de son oubli,
S'en vient, tout grelottant d'envie et d'impuissance,
Sur le front du génie insulter l'espérance,
Et mordre le laurier que son souffle a sali ?
Prends ton luth! prends ton luth! je ne peux plus me taire ;
Mon aile me soulève au souffle du printemps.
Le vent va m'emporter; je vais quitter la terre.
Une larme de toi! Dieu m'écoute; il est temps. 

  LE POÈTE
S'il ne te faut, ma sœur chérie,
Qu'un baiser d'une lèvre amie
Et qu'une larme de mes yeux,
Je te les donnerai sans peine ;
De nos amours qu'il te souvienne,
Si tu remontes dans les cieux.
Je ne chante ni l'espérance,
Ni la gloire, ni le bonheur,
Hélas! pas même la souffrance.
La bouche garde le silence
Pour écouter parler le cœur. 

  LA MUSE
Crois-tu donc que je sois comme le vent d'automne
Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau,
Et pour qui la douleur n'est qu'une goutte d'eau ?
Ô poète! un baiser, c'est moi qui te le donne.
L'herbe que je voulais arracher de ce lieu,
C'est ton oisiveté; ta douleur est à Dieu.
Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure
Que les noirs séraphins t'ont faite au fond du cœur ;
Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
Ils courent à leur père avec des cris de joie
En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.
Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,
De son aile pendante abritant sa couvée,
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;
En vain il a des mers fouillé la profondeur:
L'Océan était vide et la plage déserte ;
Pour toute nourriture il apporte son cœur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son amour sublime il berce sa douleur,
Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.
Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,
Fatigué de mourir dans un trop long supplice,
Il craint que ses enfants ne le laissent vivant ;
Alors, il se soulève, ouvre son aile au vent,
Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage,
Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
Que les oiseaux des mers désertent le rivage,
Et que le voyageur attardé sur la plage,
Sentant passer la mort, se recommande à Dieu.
Poète, c'est ainsi que font les grands poètes :
Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps ;
Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,
De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
Ce n'est pas un concert à dilater le cœur.
Leurs déclamations sont comme des épées :
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant,
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang. 

  LE POÈTE
Ô Muse! spectre insatiable,
Ne m'en demande pas si long.
L'homme n'écrit rien sur le sable
A l'heure où passe l'aquilon.
J'ai vu le temps où ma jeunesse
Sur mes lèvres était sans cesse
Prête à chanter comme un oiseau ;
Mais j'ai souffert un dur martyre,
Et le moins que j'en pourrais dire,
Si je l'essayais sur ma lyre,
La briserait comme un rose

...........


Tristesse
  
J'ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaieté;
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.

Quand j'ai connu la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie ;
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en étais déjà dégoûté.

Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré.

 

Le Poète 

Ô Muse ! spectre insatiable, 
Ne m'en demande pas si long. 
L'homme n'écrit rien sur le sable 
A l'heure où passe l'aquilon. 
J'ai vu le temps où ma jeunesse 
Sur mes lèvres était sans cesse 
Prête à chanter comme un oiseau ; 
Mais j'ai souffert un dur martyre, 
Et le moins qu j'en pourrais dire, 
Si je l'essayais sur ma lyre, 
La briserait comme un roseau !

...........

 

LA VISION

- Ami, notre père est le tien. 
Je ne suis ni l'ange gardien, 
Ni le mauvais destin des hommes. 
Ceux que j'aime, je ne sais pas 
De quel côté s'en vont leurs pas 
Sur ce peu de fange où nous sommes. 
Je ne suis ni dieu ni démon, 
Et tu m'as nommé par mon nom 
Quand tu m'as appelé ton frère; 
Où tu vas, j'y serai toujours, 
Jusques au dernier de tes jours, 
Où j'irai m'asseoir sur ta pierre. 
Le ciel m'a confié ton cœur. 
Quand tu seras dans la douleur, 
Viens à moi sans inquiétude. 
Je te suivrai sur le chemin; 
Mais je ne puis toucher ta main, 
Ami, je suis la Solitude.



A George Sand

Te voilà revenu, dans mes nuits étoilées, 
Bel ange aux yeux d'azur, aux paupières voilées, 
Amour, mon bien suprême, et que j'avais perdu !
J'ai cru, pendant trois ans, te vaincre et te maudire, 
Et toi, les yeux en pleurs, avec ton doux sourire, 
Au chevet de mon lit, te voilà revenu.

Eh bien, deux mots de toi m'ont fait le roi du monde, 
Mets la main sur mon coeur, sa blessure est profonde ; 
Élargis-la, bel ange, et qu'il en soit brisé !
Jamais amant aimé, mourant sur sa maîtresse, 
N'a sur des yeux plus noirs bu la céleste ivresse, 
Nul sur un plus beau front ne t'a jamais baisé !


 

Derniers vers

L'heure de ma mort, depuis dix-huit mois, 
De tous les côtés sonne à mes oreilles, 
Depuis dix-huit mois d'ennuis et de veilles, 
Partout je la sens, partout je la vois.

Plus je me débats contre ma misère, 
Plus s'éveille en moi l'instinct du malheur ; 
Et, dès que je veux faire un pas sur terre, 
Je sens tout à coup s'arrêter mon cœur.

Ma force à lutter s'use et se prodigue. 
Jusqu'à mon repos, tout est un combat ; 
Et, comme un coursier brisé de fatigue, 
Mon courage éteint chancelle et s'abat.





 

 

 

 

 

 

 

 

 

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