ALAIN BENTOLILA
Cela était apparu brutalement. Rien ne le
laissait prévoir. Fort heureusement, ça ne survenait pas en
permanence. Non, il y avait des rémissions.
La première fois que le trouble s’est manifesté, c’était dans un
café. Appelons-le « trouble », puisque c’est une
manifestation que les psychiatres n’ont pas référencée - et pour
cause - puisque j’étais le premier cas qu’ils observaient. Ce
trouble, donc, était le suivant : à travers les vêtements des
femmes, je « voyais » - mais les guillemets sont presque
superflus, car il s’agissait quasiment d’une perception visuelle
–, je voyais leurs soutiens-gorge, leurs cuisses, leurs culottes, et,
bien souvent, ce qu’il y avait à l’intérieur de ces soutiens-
gorge et de ces culottes. Voilà ma maladie : les vêtements des
femmes étaient transparents.
Le jour où tout a commencé, c’était donc dans un café. Thé et croissants avant le bureau. J’étais assis en face d’une jeune femme, ni belle ni laide. Je me mis à la regarder, et, soudain, je fus atterré et rougis intensément. Mes yeux semblaient vouloir sortir de leurs orbites.
-
Ca suffit ! Vous voulez peut-être que je me déshabille ?
-
Inutile !
Comment a-t-elle entendu ce mot ? Bien évidemment, pas dans le
sens où je voulais dire que j’avais déjà sous les yeux tout ce que
sa nudité pouvait dévoiler.
Et puis, plus rien pendant trois jours. Mais le quatrième jour, une réunion
de bureau.
Le directeur, sa collaboratrice Chantal, et moi. Nous devions discuter
de projets établis par Chantal et moi-même.
Pendant que le directeur commentait les deux projets, je regardais le
pull de Chantal. A travers le pull, je vis très distinctement le
soutien-gorge. Ah non ! Il faut que ça s’arrête ! Je ne
vais quand même pas voir ses seins ! De quoi vais-je avoir l’air ?
Mais le soutien-gorge devint, lui aussi, transparent. Les mamelons se
montraient, plus vrais que nature.
-
Quel est le projet qui vous semble le plus facilement réalisable,
Gérard ?
-
Heu, le sein.
-
Pardon ?
-
Le sien, monsieur le directeur.
A partir de ce jour, les visions se multipliaient. Dans le bus, dans le
métro, dans la rue, au restaurant. De nombreuses femmes me montraient
leur anatomie, qui un sein, qui une cuisse. Le plus grave, c’est
qu’il n’y avait pas de signe annonciateur. Et cela arrivait
plusieurs fois par jour. Avec plusieurs femmes. Il n’y avait pas de
« tri ». Les belles et les laides étaient logées à la même
enseigne. Les minijupes et les longues robes, les chemisiers et les
pulls, tout cela était du pareil au même. Tout juste si l’âge était
un facteur discriminant : les fillettes et les vieilles dames se
refusaient à mes investigations.
Je n’avais plus le choix. Force était d’aller consulter un spécialiste.
Le psychiatre semblait particulièrement intéressé.
- Vraiment, vous m’étonnez. De fait, comprenez bien que vous ne voyez pas, mais que vous imaginez. Vous ne pouvez pas voir à travers, ou alors votre mère vous aurait fabriqué avec des yeux n’appartenant pas au genre humain. Cependant, votre imagination est tellement puissante qu’elle se transforme en quelque chose d’encore plus fort que l’hallucination.
- On peut le dire comme ça, docteur.
-
Nous allons mener un traitement psychothérapique, associé à un
médicament qui fait fureur actuellement aux Etats-Unis. On parle de
pilule miracle. Evidemment, ce n’est pas une pilule spécialement
indiquée pour traiter vos symptômes - et pour cause -, puisqu’ils ne
sont pas répertoriés dans nos tablettes. Avec la psychothérapie, nous
allons faire en sorte de vous faire admettre que la femme n’est pas un
instrument, qu’elle ne se résume pas à un sexe.
-
Mais je n’ai jamais pensé ça. Pour qui me prenez-vous ?
De
longs mois de psychothérapie et de pilules. De fait, les visions
devenaient moins fréquentes et moins nettes. J’allais de mieux en
mieux. Et puis, un jour, plus aucun trouble, plus rien. Aucune « visio-hallucino-transparence ».
- Guéri ! Enfin guéri !
J’attendais encore. Je voulais être sûr. J’attendais trois mois. Je constatais que j’avais désormais la vision de tout un chacun. Mon œil ne traversait plus les vêtements des femmes. Pas une seule fois. J’allais enfin pouvoir vivre normalement.
Je le disais au psychiatre :
-
Je crois vraiment que c’est fini. Plus aucun trouble depuis de
nombreuses semaines. Même votre infirmière, tout à l’heure, ne
m’a pas dévoilé son intimité. Pourtant, elle est jolie, avec une
blouse si légère, et elle m’a reçu de manière aguichante. Eh bien,
je n’ai rien vu à travers sa blouse. Et ça fait trois mois que tout
va bien. Voilà trois bons mois que je vis comme tout le monde.
-
Eh bien, c’est parfait. Mais votre cas est vraiment une énigme
pour la psychiatrie. Il va falloir essayer d’éclaircir ce phénomène.
Il me raccompagna à la porte, mais il s’arrêta et rebroussa chemin.
Sans doute avait-il oublié quelque chose qu’il devait me remettre.
Et, à ce moment-là, à travers son pantalon… Je n’aurais jamais
cru qu’il avait les fesses aussi roses.
Lorsqu'il
était enfant, vers l'âge de 10-11 ans, une histoire juive l'amusait
beaucoup. Elle était racontée par des juifs, comme la plupart des
histoires juives. Lui-même était juif et c'était peut-être pour ça
qu'il y trouvait tant de piment.
L'histoire était la suivante :
Un chrétien interpelle un juif :
- Vous, les juifs vous avez
vraiment le sens des affaires. Vous êtes très intelligents. Vous n'arrêtez
pas de gagner de l'argent. C'est sociologique ? Génétique ? Historique
? En tout cas, c'est magnifique !
- C'est beaucoup plus prosaïque,
répond le juif.
- Ah ?
Eh oui ! Figurez-vous que les juifs qui font des affaires, qui gagnent
beaucoup d'argent - pas
tous, vous en conviendrez - possèdent
un petit objet, reproduit en quelques milliers d'exemplaires. C'est ce
petit objet qui les rend si intelligents, si aptes à faire des affaires
;
- Quel est cet objet ?
- Un caillou, dit-il en tirant de sa poche une petite pierre tout ce
qu'il y avait de plus vulgaire.
- C'est une pierre précieuse ?
- En un sens, oui. Ce n'est pas un diamant ni un rubis. Mais le sens des
affaires n'est-il pas le bien le plus précieux ?
-
Et si on possède ce caillou on devient intelligent et irrésistible en
affaires ?
- Absolument, répond le juif.
- Vous plaisantez ?
- Je n'ai jamais été aussi sérieux.
- Mais cette pierre, poursuivit le chrétien, elle n'est accessible
qu'aux juifs ?
- Oui, mais...
- Mais ?
-
Je peux vous la vendre.
- Vraiment ? Et combien ?
- 15 000 F(en 1963)
- Fichtre, c'est une somme !
- Ce n'est qu'un investissement qui vous rapportera le centuple.
- Mais l'effet est immédiat ? On devient immédiatement intelligent ?
- Non, tout de même pas ! L'effet est progressif. Il ne peut pas y
avoir de miracles en quelques
jours
Après
de longues hésitations, le chrétien achète la pierre.
- Vous verrez, dit le juif, vous allez devenir de plus en plus
intelligent, de plus en plus fort en affaires.
Un an plus tard le chrétien vient trouver le juif :
- Je suis toujours aussi fauché, toujours aussi maladroit pour ce qui est
de traiter des affaires. Mais ça ne m'étonne pas ! Comment un vulgaire
caillou pourrait-il me rendre intelligent ?
- Ca vient, ça vient, répond le juif.
Les
années passèrent et, devenu adulte, le juif éprouvait quelques
difficultés à vivre, difficultés de plus en plus grandissantes. Il
avait entendu parler de psychanalyse comme moyen de sortir de sa névrose,
de mieux affronter la vie. Il alla donc voir un psychanalyste, juif comme
la plupart des psychanalystes.
-
Eh bien ! dit le docteur, une psychanalyse coûte cher, très cher. La
cure n'est fondée que sur la parole. C'est en parlant, en associant
librement que, séance après séance, petit à petit,
vous pourrez parvenir à dénouer tous les nœuds névrogènes, à
régler vos problèmes, à comprendre de mieux en mieux votre histoire, et
à repartir sur de nouvelles bases.
Et voilà notre héros sur le divan.
Après plusieurs années passées à parler de lui, de ses problèmes, de
ses rêves, etc., sa vie était
toujours aussi difficile.
- Mais enfin, docteur, ça n'avance pas ! Et puis, ça n'a rien d'étonnant
! Comment peut-on
résoudre ses problèmes enracinés dans l'enfance par la seule parole ?
C'est impossible !
- Ca vient, ça vient, répond le docteur.
Il calcula le total de l'argent qu'il lui avait versé depuis le début.
Ca faisait, en F 1963, environ 15 000 F.
Bentolila